en peignoir à quinze heures dans une supérette hors de prix
Que font les cafards en hiver ?
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Ce type avait la tête de Magnus Carlsen tatouée sur toute la surface de son dos et, à chaque fois qu’un invité lui demandait de qui il s’agissait, il répondait avec une condescendance crasse : « oh personne, juste le plus grand génie du vingt-et-unième siècle... » C’était un connard. (Le type, hein, pas Carlsen. Enfin pas que je sache.) Comme il se trouvait que, par le plus grand des hasards, ou plutôt parce que je suis du genre à régulièrement me poser des questions aléatoires de type qui est le meilleur joueur d’échecs du monde à l’heure actuelle ? et que je m’étais justement posé peu de temps auparavant cette question précise, trop peu de temps pour que j’oublie, je savais qui était Carlsen et à quoi il ressemblait. Il faut dire qu’il a une tronche mémorable. Du coup, lorsque, faussement exaspéré, le tatoué s’apprêta à répéter sa réponse-type à la cinquième personne de la soirée qui lui demanda à qui appartenait l’énorme visage qu’il avait dans le dos – en même temps il la provoquait, cette question, cet enfant de salaud, en se pavanant torse nu dans son appart’ plein de monde – je décidai de sortir de l’ombre et de répondre avant lui : « c’est Magnus Carlsen, un joueur d’échecs norvégien. L’actuel champion du monde. » Le gars ayant posé la question, qui ne s’attendait logiquement pas à ce que la réponse vienne d’une autre personne que celle qu’il avait interrogée, et surtout pas d’une autre personne dont il ignorait jusqu’alors la présence, m'observa un court moment avec un étonnement mêlé de suspicion, puis dirigea un regard dubitatif vers le tatoué, sans doute pour que celui-ci infirme mes dires. « C’est bien lui, » affirma pourtant ce dernier. On aurait dit qu’il parlait à contrecœur, comme s’il était déçu que quelqu’un d’autre que lui sache, comme s’il s’agissait d’un secret d’initié ou que sais-je encore. « Tu t’intéresses aux échecs ? » me demanda-t-il ensuite, alors que l’autre type, celui qui avait posé la question, déçu, remontait déjà vers le salon, où presque toutes les personnes présentes à cette soirée étaient réunies et regardaient ce qui sonnait comme un duel de FIFA apparemment fascinant entre deux nanas ivres. Non, je ne m’y intéressais pas spécialement aux échecs. « On peut dire ça, » répondis-je cependant en m’asseyant sur un tabouret à côté de lui. Jusqu’ici, comme je me fichais éperdument d’observer des gens que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam jouer à la console, la soirée m’avait été bien ennuyeuse, limite soporifique, et ce désagréable excentrique était en réalité l’unique raison pour laquelle je n’étais pas encore rentré chez moi.
Je n’avais rien à y faire, en fait, à cette soirée. Elle se passait dans un énorme appartement de trois étages des Bruyères, très similaire à et très proche de celui rue Victor Horta dans lequel j’avais vécu avec des amis pendant mes années de Master, chez Aurélien (entre autres), le pote d’un pote qui m’avait plus ou moins obligé à y aller – à sa décharge, il savait que je n’étais alors pas sorti de ma grotte depuis facilement deux mois – pour au final m’appeler une fois que j’étais déjà sur place pour me dire qu’il n’arriverait pas à Louvain avant minuit au grand minimum. Je le connaissais à peine, Aurélien, et le peu que je savais de lui ne m’intéressait aucunement : de ce que j’avais pu en déduire, c’était le genre de type à la vie bien rangée, qui a un rendez-vous mensuel chez le coiffeur, qui fait ses courses pour la semaine tous les lundis, qui vote pour le même parti chaque élection, qui regarde Koh-Lanta et Master Chef et The Voice et Nagui. Un droïde. Comme je ne connaissais personne d’autre, je m’étais dit après le coup de fil de mon pote qu’il était hors de question que j’attende trois heures et demie seul au milieu d’inconnus : « qu’il aille se faire mettre avec ses coups foireux, » ou une réflexion similaire. Je pris toutefois mon temps avant de partir parce qu'il faisait caillant, parce que j’étais tranquillement posé sur une chaise à bascule (j’adore les chaises à bascule) recouverte d’une housse particulièrement confortable, et parce que la zone de l’appartement où je me trouvais était relativement calme à ce moment-là dans la mesure où elle n’avait pas encore été envahie par trop de fêtards. En effet, bien que la soirée devait compter une trentaine voire une quarantaine de personnes, au rez, qui comprenait le hall d’entrée, la cuisine, la salle à manger et un genre de mini-salon, nous n’étions que six : un couple de jeunes adultes affalés l’un sur l’autre sur un fauteuil en cuir une place qui chipotaient tous deux à leurs téléphones, un trio d’étudiants de première ou deuxième année assis à côté sur un sofa violet déchiré de partout et engagés dans une vive discussion sur Le Joueur du Grenier (l’un accusait le vidéaste d’être un suprématiste blanc ou je ne sais plus quelle connerie du style et les deux autres défendaient l'ancien obèse bec et ongles), et moi, posé à l’écart sur cette superbe berceuse. Au moment où je me décidai enfin à partir, cet hurluberlu torse poil et tatoué sur tout le dos dévala bruyamment les escaliers et se rendit à la salle à manger où il s’assit à une table située à côté d’un plus qu’imposant frigo américain sur le seul tabouret qui lui assurait que chaque personne qui voudrait y prendre une bière verrait forcément l’énorme tronche du joueur norvégien. C’était un gars d’environ un mètre septante-deux, un peu petit mais pas minuscule, à la peau très pâle, une peau de rouquin, comme la mienne, quoique plus blanche encore, aux cheveux bruns bouclés, rasé de frais. Ni trop mince, ni trop gros. Il n’était pas exactement beau, mais il n’était pas vilain non plus. Rien chez lui ne sortait de l’ordinaire. Rien excepté évidemment son intrigante carapace d’encre. L’évidence pathétique de sa conduite m’avait suffisamment intriguée pour que je reste à l’observer quelques instants, et sa suffisance m’avait rapidement irrité au point que je me refusai de partir sans lui avoir fait payer d’une manière ou d’une autre. Malheureusement, il ne m’en donna pas l’occasion ; pas dans un premier temps du moins. L’ennui fut que ce premier temps dura ce qui me parut être une éternité : il passa littéralement deux heures entières à faire l’apologie de ce jeu, de cet art que sont les échecs, et surtout de leur virtuose le plus digne selon lui, le Grand Maître International, Interplanétaire à l’entendre, Magnus Carlsen. (Enfin, quand je dis littéralement deux heures, c’est que c’est ce qu’il m’a semblé sur le moment, mais je peux me tromper : je ne portais pas de montre, ma montre m’ayant lâchée quelques jours plus tôt, et je n’ai jamais attrapé ce réflexe de regarder l’heure sur mon téléphone, ce qui n’est pas plus mal, je crois. De plus, nous étions lui et moi assis juste à côté de ce fameux frigo, ce frigo qui était presqu’uniquement rempli de pils, de pils gratuites. J’en avais donc bien entendu consommées plusieurs au fur et à mesure que le temps passait, et n’étais donc pas exactement sobre durant l’entièreté de ses récits, encore qu’il ne m’ait pas semblé être jamais vraiment ivre non plus.) Moi, je n’y connaissais rien aux échecs. Je n’y connais toujours rien d’ailleurs. Je ne savais pas d’où il tirait ses infos. Je ne savais pas s’il avait étudié par cœur la page Wikipedia de Carlsen ou s’il passait tout son temps libre à regarder des documentaires sur le champion. Le mec pouvait inventer n’importe quoi – c’est peut-être ce qu’il faisait, je n’écoutais qu’à moitié donc je ne pourrais pas aller vérifier, non pas que j’en aie envie – que je n’aurais pas vu la différence. De toute façon son ton était tellement péremptoire que même si j’avais eu une preuve formelle qu’il piaillait des conneries ça n’aurait servi à rien que je tente de lui faire fermer son claque-fiente à grand coups de vérités ; il aurait annihilé mes dires d’un simple regard, j’en suis convaincu. Le fait est que, vraies ou fausses, je m’en battais royalement les noix de toutes ses histoires. Il pouvait avoir sucé son Magnus dans les coulisses du dernier Grenke (un tournoi qu’il mentionna à plusieurs reprises) que ça n’aurait fait aucune différence à mes yeux. Je voulais juste qu’il ferme sa putain de gueule, ce fils de pute – pardonnez, s’il-vous-plait, ce léger accès d’acrimonie ; c'est que j’exècre ce type d’individu. Qu’il la ferme, et surtout qu’il perde son petit sourire prétentieux. Ce sourire, c’était la seule raison pour laquelle je subissais tout ça : j’avais bien l’intention de le faire disparaître. Je savais pertinemment que la tâche allait s’avérer ardue, surtout tant qu’on était sur son terrain, tant qu’"on" parlait de sa passion. En Master I j’avais eu le malheur de faire mon stage en faculté, et on en croise plein, des gens comme lui, là-bas ; des stagiaires aux enseignants en passant par les doctorants. Quel que soit le sujet abordé, ils arrivent toujours à te rediriger la conversation sur leurs recherches de merde, même quand tu indiques explicitement que tu n’en as rien à cogner. On pourrait croire que toujours tout ramener à un unique sujet est pathologique, mais la réalité est, me semble-t-il, bien moins complexe : ils n’ont simplement rien d’autre à dire, parce qu’ils ne s’intéressent à rien d’autre, et ne connaissent donc rien d’autre que leur domaine d’expertise. Avec ce mec-là, le tatoué, c’était exactement la même chose. Durant les deux heures que je passai à l’écouter parler du Dieu incarné qu’était pour lui Carlsen, j’avais tenté à de nombreuses reprises de dévier la conversation vers un autre sujet, mais il y était systématiquement revenu en deux temps trois mouvements. (En deux temps trois coups ? Ou alors c’est trop long trois coups aux échecs ? Ça doit dépendre du type de partie ? Bref.) D’ailleurs, c’était à peine si j’avais pu en placer une. Il était tellement irritant... Plus le temps passait et plus j’avais envie de le poignarder. Je fantasme régulièrement à l’idée de tuer une vraie crapule, un violeur d’enfants à la Dutroux ou autre racaille du genre, et ce mec m’énervait tellement que je priais intérieurement pour qu’il me fournisse un motif valable. Une bonne raison de le noyer dans ma pisse, ce résidu de bidet. Zut, voilà que l’agressivité me reprend. Evidemment il n’en fit rien, mais, en même temps, il était peu probable qu’il lâche en plein milieu de la conversation – enfin, du monologue –, qu’il lui arrive parfois de brûler vifs des chiens d’aveugles, et quand bien même il l’aurait fait que je n’y aurais pas cru ; c’est le genre à mythonner des insanités pareilles pour choquer, c’est certain. Non, de ce qui ressortait de notre discussion, c’était que j’étais face à un connard, mais c’était tout. Et qui n’est pas un connard ? Certainement pas moi. (Au passage, même avec des preuves, je ne l’aurais jamais tué, soyons honnêtes. J’aurais sans doute planifié dans les moindres détails son assassinat, mais le lâche que je suis ne serait jamais passé à l’acte.)
Alors qu’il entamait une énième tirade sur je ne sais quelle prouesse Carlsen avait réalisée étant gamin, je lui coupai la parole en demandant : « dis-moi, mec, t’aurais pas un plateau d’échecs ici ? Toutes tes histoires, ça me donne envie ! » Son regard s’illumina en un éclair : j’avais prononcé les mots magiques. Il n’attendait que ça depuis le début, le salopard, c’était évident. Mais qu’est-ce qui m’avait pris ? Je n’avais aucune envie de jouer aux échecs, et encore moins contre lui. Après avoir couiné tout sourire un « d’accord ! » des plus stridents, il monta à toute vitesse jusqu’à sa chambre et revint presque aussitôt avec un sac en toile contenant les célèbres trente-deux pièces du jeu d’échecs dans une main et un magnifique plateau en bois et marbre qui devait valoir une fortune dans l’autre. Il déposa délicatement l’échiquier sur la table et commença sans perdre de temps à placer chaque pièce avec minutie. Soyons clair, il n’y aura pas ici d’entourloupe à la Zweig dans sa Schachnovelle : avec tout le respect que j’ai pour le bonhomme et pour sa génialissime histoire, dans la vie ce genre de choses n’arrive jamais. Dans la vie, quand on a affaire à un probable autiste Asperger qui nous parle logorrhéiquement (oui, oui, logorrhéiquement) d’échecs pendant des heures et qu’on le défie à ce jeu, on se fait méthodiquement pulvériser. La défaite est cuisante, brutale, douloureuse. Surtout lorsque la dernière fois qu’on a joué on devait avoir huit ou peut-être neuf ans et qu’on perdait en boucle contre son insupportable cousine qui utilisait pourtant toujours la même stratégie, à savoir le coup du berger, et qu’on était manifestement trop simplet pour le comprendre. Ce fut un massacre, donc. Nous jouâmes en tout trois parties, chacune se terminant aussi violemment que rapidement. Après la première, il parut confus. Je crois que la question qu’il se devait se poser était : « c’est moi ou il est vraiment nul ? » Après la seconde, il n’eut plus aucun doute : mon jeu était bancal, j’étais rincé de chez rincé. C’était à peine si je connaissais les règles. La déception vint s’ajouter à la confusion : « pourquoi il me propose de jouer s’il est nul à ce point ? » Lors de la troisième, je tentai une stratégie de crevard : copier chacun de ses mouvements (je jouais les noirs, cela va sans dire). Visiblement il avait une parade. Je ne compris pas exactement comment, mais il parvint à retourner le truc et me mater encore plus facilement que lors des deux parties précédentes. « On arrête les frais ? demandai-je après le mat. — Je crois qu’il vaudrait mieux, oui, » me répondit-il d'emblée. J’étais au fond du fond. Ce singe venait de m’anéantir. Détruit par un singe, je valais donc moins qu’un singe. A peine plus qu’un mollusque, et même pas l’excuse d’être bruxellois. Pourtant l’issue était évidente, j’aurais dû m’y préparer. Qu’est-ce que j’avais cru, exactement ? Que l’obsédé des échecs jouerait hyper mal aux échecs ? C’est pas la même chose qu’un obsédé de tennis, hein... Ou alors, que, par on ne sait quel miracle, écouter mille histoires sur Magnus Carlsen m’avait soudainement transformé en excellent joueur ? N’importe quoi ! De plus, selon cette logique le tatoué aurait de toute façon été meilleur, puisqu'elles venaient de lui... Quelle horreur, putain ! Le plan était de lui faire bouffer son sourire, pas de le remplacer par cet air de pitié... Cet air de pitié à mon égard ! Il commença à replacer les pièces dans son sac en toile en prenant soin de bien compter à voix haute chaque pièce rangée. « Une, deux, trois... » J’ignore pourquoi ; sans doute un truc d’autiste. Au début, je le regardai faire, dépité. Puis, à la quatorzième pièce rangée, me vint une idée. Une idée minable, une idée de petite salope, mais une idée. Je ramassai deux pièces, et l’imitai : « quinze, seize. » Nous continuâmes ce petit jeu un moment jusqu’à ce que, alors qu’il plaçait les vingt-cinquième, vingt-sixième et vingt-septième pièces, j’en ramassai trois autres, mis ma main dans le sac, comptai « vingt-huit, vingt-neuf, trente » mais n’en déposai que deux. Je plaçai la troisième, la plus petite, un pion, dans le creux de ma main, et la ressortit comme si de rien n’était. Le tatoué, qui était occupé à ramasser les deux dernières pièces, n’y vit que du feu. Je plaçai ensuite, tandis qu’il serrait déjà la ficelle de son sac incomplet, ma main dans ma poche pour y déposer la pièce dérobée, et, afin qu’il n’ait pas de soupçon, j’en tirai mon portefeuille, que j’ouvris et dont je retirai cinq euros : « une victoire est une victoire, » dis-je ensuite en lui faisant un petit clin d’œil congratulant. Je me souviendrai toute ma vie de la gueule qu’il tira en voyant mon billet : il était profondément, viscéralement outré. On aurait dit que je venais de le poignarder à répétition dans le boule avec le gode-ceinture de Seven. Il prononça un « non » ca-tégo-rique, ramassa son plateau et son sac, se leva et partit sans un adieu. Après avoir ramassé mon argent, je l’imitai. Enfin, pas exactement : moi, je quittai carrément l’appartement. Je n’avais plus rien à y faire. Une fois dehors, je sortis le pion noir de ma poche. En le regardant, et malgré le froid glacial, je ne pus m’empêcher de sourire. A pleines dents en plus, ce que je ne fais jamais. Quelle attitude puérile. C’était si petit, quel vaurien je faisais.
A l’heure où j’écris ces mots, le pion est là, face à moi, à côté de mon écran. Chaque fois que je le regarde, c’est la même chose : un grand sourire. Qui n’est pas un connard ? Je l’ai dit, certainement pas moi.
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