que des lianes
Il creusait
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Il creusait depuis des heures. Là-haut, la conversation battait son plein. Il les entendait rire, ou en tout cas il le devinait, parce que leurs rires, quels qu’ils soient, sonnaient toujours comme des beuglements, et en ce moment précis il entendait beugler. Ni agacé ni enthousiasmé, juste présent, juste là, comme parce que… il creusait. A choisir il n’aurait probablement pas creusé, mais le choix il ne l’avait pas. Il ne l’avait jamais. C’était creuser ou… « Pas vrai Luz ? » Luz : quelqu’un avait prononcé son nom. Quelqu’un lui avait posé une question. Il s’arrêta un instant de creuser, et, en trombe – il ne fallait pas paraître trop suspect –, remonta. « Oui, oui, » répondit-il. Le visage de Jean parut satisfait ; il redescendit. Il se remit à creuser.
Tum. Qu..? Tum. Comment ? Tum. Tum ! Tum ! Quoi, "tum" ?! Que se passait-il ?! Quelle était cette force qui résistait à la pelle ? Jamais, depuis toutes ces années qu’il creusait, jamais la pelle n’avait bloqué. Pas une fois. Quel était ce sortilège ? Ce n’était pas possible ! Littéralement : la chose était impossible. Et pourtant... tum... il fallait se rendre à l’évidence : il y avait… une chose ; autre chose ; quelque chose ! mais quoi ? « Luzian ? » Merde. Pas maintenant ! pas alors que… Remonter, vite. Et espérer que la chose serait encore là à son retour… « Quoi ? maugréa-t-il — Thomas et Céline, des amis à Coco. — Mh… O.K.… Salut. — Excusez-le, parfois il est un peu… — Y a pas de mal ! Enchanté, Luzian ! Moi c’est Thomas. » Un peu… Je suis juste à côté de toi, petite peste… se vexa-t-il en-dedans. Etait-il parfois un peu… ? Assurément. Souvent même, diraient certains, et peut-être même des psychiatres. Tout de même, un minimum de respect ! Qu’en avait-il à faire de Tomtom et Nana ? Il ne les reverrait jamais, Tomtom et Nana ! pourquoi devrait-il dépenser son énergie à feindre l’intérêt ? Son énergie serait bien mieux dépensée en bas ! Et surtout maintenant qu’une chose… « Luz, tu peux répondre tu sais ? » Répondre. Bon. « Ecrivain. J’écris un roman sartrien sur les melons du Ruzzante, de Molière et de Shakespeare. Un genre de mexican standoff des âmes dans une pièce close des Souterrains. L’Enfer c’est l’égo, ce genre de truc. Rien de publié encore. Et vous, votre boulot ? Vous travaillez avec Coline, je suppose ? — Ah non, non, du tout, moi je suis… — Et moi… » Ils étaient quelque chose. L’Enfer, c’est l’égo… mexican standoff des âmes… quelles inepties il ne fallait pas inventer pour être laissé tranquille ? Enfin… des improvisations il en avait proposées de pires. Et puis : Sartre, le Ruzzante… c’était bien pensé en un sens ; voilà qui devrait suffisamment épiner son travail pour lui éviter les habituelles questions étouffantes. Les gens ont tellement peur de passer pour des ignares. Redescendre…
Une trappe. Il s’agissait donc d’une trappe. Carrée, en fer et bois, d’un mètre sur un, à vue d’œil. Enfin, d’œil… à vue, disons. C’était étrange, une trappe, là. Autour, tout était comme d’habitude : il y avait ce qu’il y avait toujours eu, tout était normal, tout était ce que tout était toujours. Et puis là… là où il aurait dû y avoir ce qu’il y avait toujours : il y avait la trappe. « Il vous faut quelque chose ? » La paix. Il lui fallait la paix. Remonter. « Luzian ? » Remonter vite ! « Oui, deux secondes… J’ai le droit de réfléchir, ou quoi ? Je veux bien une pils. Une 33, s’il-vous-plait. » Redescendre. « C’est qu’il est déjà ailleurs, l’enfoiré ! » Pas le temps… « Oh, oh ! y a quelqu’un là-dedans ? » Jean le belliqueux lui tapotait sur la tempe. « Arrête ça, putain ! Gamin… — Tu peux participer à la conversation, tu sais ? — J’ai le droit ? quelle générosité ! Je parlerai quand j’aurai quelque chose à dire... Et c’est tout. Où est le mal ? » Où était le mal ? Si chacun faisait pareil, le monde s’en porterait mieux, il en était convaincu. « Super, ravi de t’avoir invité en tout cas ! — Le problème, en fait, cher Luzian, expliqua Coline, c’est qu’on a l’impression que tu n’écoutes rien de ce qu’on dit. — Ben on se trompe. » On ne se trompait pas. Qu’en avait-il à faire de leur progéniture ? Qu’en avait-il à faire de la rentrée qui arrivait... à grands pas ! Dieu ! Qu’en avait-il à faire de la météo atroce que cet été avait proposée ? Qu’en avait-il à faire du virus ? du vaccin ? des couleurs de zones ? des règles qui changeaient tous les quatre matins ? De l’anniversaire de l’autre auquel tous là avaient assistés – à part Tomtom et Nana (mais qu’en avait-on à secouer, de Tomtom ou Nana ?), et qu’ils ressassaient pourtant à chaque nouvelle réunion depuis quatre mois ? Il était sacrément saoul, le Jeannot, dis donc ! non, fatigué ! défoncé ? Qu’en avait-il à faire de Top Chef, de Koh-Lanta (de Plus belle la vie même… avec certains…) ? Tous ces sujets qui revenaient, qui reviendraient encore ? Du vide. Alors il ne participait pas. Alors il creusait. Il redescendit. La trappe était fermée à clef. Contrariant. Où pouvait donc bien se trouver cette fichue clef ? Il fallait se rendre à l’évidence : il allait falloir creuser encore. Latéralement. Alors il creusa.
Thomas était de ceux qui connaissent toujours un gus qui a fait pire ou mieux ou plus, bref : Thomas faisait dans la surenchère. Difficile de creuser avec un surenchérisseur juste au-dessus. Les surenchérisseurs ont ce don impressionnant et exaspérant de maintenir en surface le plus pelleteur des pelleteurs. Luz se pencha vers Jean : « Il doit partir lui. Les choses vont mal se passer s’il continue à babiller. Risque d’y avoir quelques mots, tu sais comme j’aime les mots... » Jean sourit. Il connaissait bien son ami, savait sa toute impatiente impatience, raffolait de son intransigeante intransigeance. Oui, il savait comme il aimait les mots, et comme les autres n’aimaient pas les mots, ces mots-là, ses mots. C’était d’ailleurs ces caractéristiques qui l’amenaient à l’inviter encore aux soirées groupées, malgré qu’il devinait tous les autres, et Coline en particulier, fatigués de cet étrange bougon acariâtre. Il mettait de l’ambiance en plombant l’ambiance. Et comme Jean aimait également peu les gens… son ami non-amusant l’amusait. Mais trêve de surenchère. « T’inquiète, répondit-il, ils vont dîner chez des amis, ils ne restent pas. Si tu écoutais un peu tu le saurais… » ajouta-t-il d’un ton malicieux. Les inutiles partirent en effet dix minutes plus tard, et Luz put creuser à nouveau.
La clef demeurait introuvable. Quelle était cette vilaine plaisanterie ? Où pouvait-elle bien être ? Pas là-haut, tout de même ? pas chez l’un d’eux ? Plus insensée qu’insensée, cette pensée germait cependant dans son esprit depuis quelques minutes déjà. Impossible, certes, mais comment la récupérer si tel s’avérait malgré tout être le cas ? Il n’avait jamais creusé que chez lui-même, il ne savait creuser que chez lui ! Surtout : il ne pouvait creuser que chez lui. D’ailleurs : y avait-il de quoi creuser chez les autres ? Il n’avait jamais demandé. Ce n’était pas le genre de chose que l’on demande. Ce devait être le genre de questions qui font lever ou froncer des sourcils, et des sourcils il en faisait lever et froncer suffisamment déjà et sans cela. On accepte les marginaux que jusqu’à une certaine limite, il ne le savait que trop bien. Toute sa vie il s’était plié aux normes, à sa manière du moins, aussi bien qu’il l’avait pu, dans le but précis de ne pas exposer pleinement son bizarre. Son démasquement complet conduirait à l’exclusion définitive, il le savait. Non : il ne pouvait décidément pas demander. Comment faire, alors ? Une idée lui vint. Une idée… saugrenue, il fallait l’admettre. « Vingt et un euros et trente centimes, s’il-vous-plait » — Laisse, dit Jean à Luz qui sortait son portefeuille de la poche de son survêtement, c’est pour moi. — Merci… grouma l’autre. » Il connaissait déjà la suite : « Je paie pour le clochard en bon mécène. » Voilà qui ne tarda pas. « Qu’est-ce que ça fait d’être tellement à la ramasse dans la vie qu’on doive payer pour toi dès la troisième bière par peur que tu ne finisses sous les ponts ? — Tu te fais du tracas pour moi ? Comme c’est chou… — Non, c’est juste que ça me divertit encore bien de t’observer échouer misérablement dans ta quête de succès. Je n’aimerais pas que mon divertissement prenne fin par ta mort prématurée. » Jeannot à la langue acérée. Luz n’était pas en quête de succès. Il était en quête de sens. Toute sa vie il avait été en quête de sens. L’écriture l’aidait, un peu, à en trouver. C’était tout. Ou presque : bien sûr : il n’aurait pas craché sur quelques billets, sur quelques louanges. Des mots, les siens, qui paient un loyer ; des mots, les siens, qui assèchent des gosiers : la perspective était alléchante. Panser quelque peu certaines insécurités… pourquoi pas ! avec grand plaisir, même ! mais derrière : les questions. Il y aurait toujours les questions. Les questions sans réponses, casse-tête, et les mots pour l’aider.
La clef tenait là, dans le creux sa main. Enfin, de sa main… dans le creux, disons. Il n’en revenait pas : il suffisait d’y penser ! Précisément. Quel non-sens ! Qu’importait, finalement ? Il avait la clef, elle était là l’importance. Il pouvait ouvrir la trappe. Comme pour se donner du courage, il remonta, but une gorgée de cette bière si gentiment offerte, redescendit, inséra la clef à l’intérieur de la serrure de la trappe, et l’ouvrit. De l’autre côté, à deux mètres environ : du sol. Solide. Impelletable. Intriguant. Il hésita. Je veux bien, pensa-t-il, mais comment remonter, si je m’égare ? Soyons clairs : le problème n’était pas, comme certains pourraient le croire, la distance entre la trappe et le sol. En bas, chez lui, les grandes distances, les grands sauts, n’étaient jamais un problème, plus depuis des années. Il était depuis bien longtemps passé maître dans l’art des grands sauts. Il avait bien fallu, et tôt : en bon pelleteur il avait toujours creusé vers le bas, et forcément : il s’était enfoncé loin. Au début évidemment : les petits sauts suffisaient. Seulement le temps, si véloce… il avait dû s’adapter ! puisqu’il lui avait toujours fallu, à chaque inutile appel, remonter… – et bien vite ! Non, le problème n’était pas cette risible distance. Le problème était son sens de l’orientation. Dieu savait où allait ce chemin… Malgré tout, puisqu’il était parvenu jusque là… Il sauta. Tant que je ne m’éloigne pas trop… songea-t-il. Des chemins dans toutes les directions. Et sans aucune direction… Il remonta, juste un peu, posa sa pelle en équilibre sur le coin de la trappe de sorte que le manche en ressorte. De cette manière, il pourrait peut-être le repérer à une certaine distance, s’il ne s’en éloignait pas trop. Il se félicita de cette attention, puis s’avança, au hasard, sur l’un des chemins.
« T’as écrit un peu, cet été ? » Oh, non… Remonter. Devait-il vraiment… ? Il était loin, il s’était longuement avancé. Bon… Se dépêcher. « Luz ? » Oui, oui… Il faisait au plus vite ! « Luzian ? » Il fallait faire plus vite que vite. Là ! la pelle ! « Luz ?! » Presque... « Oh, Luz ! — Ouais ! — Putain, fieux ! — Pardon… une absence… — Nan, des absences, t’en as tout le temps. Là… c’était… — Ouais, je sais. Je suivais une pensée. Je l’ai perdue, maintenant. — Hin, hin… Il est complètement taré ton pote, chou. — Complètement autiste, oui ! » surenchérit Jean. Oui… il devait sans doute y avoir de l’autisme là-derrière. Il n’était jamais allé chez un diagnosticien, mais quelque chose lui disait… « Du coup, tu as écris cet été ? — Très peu, y avait toujours du monde autour, la famille, tout ça. J’ai surtout creusé. — Creusé ? — Euh… ouais. Des… des travaux… de jardin. Pour mon père. Histoire… histoire de gagner un peu de sous. — Mh ? Avec ton gabarit ? demanda un Jean sceptique. — Ouais, j’en ai chié. Je bosse sur un texte… enfin… un truc bien, là, je crois. J’te montrerai bientôt. » Il ne mentait qu’à moitié : il travaillait effectivement sur quelque chose : avancer sur ce chemin. Et quel chemin ! Le sol y était progressivement devenu pré, le pré était devenu forêt. Jungle. Là-bas, en bas, vivaient en harmonie chimpanzés, capucins, drills, mandrills ; tous types de primates, vraiment, de ce qu’il devinait. Et peut-être même tous les types ! sauf l’homme… Jean cessa enfin de fixer son ami de ce regard intense qui signifiait probablement : a-t-il complètement sombré ? Il redescendit. Passé la pelle, il bifurqua sur le même chemin qu’avant. Etrange. En temps normal il voulait toujours découvrir plus : peut-être y a-t-il mieux ailleurs ? Cette fois, au contraire : qu’importait ailleurs ? Il y avait la jungle ; et ses primates. « Luz ? Luz ?! Mais c’est qu’elle est repartie, l’enflure ! Luz ? » Non. Il venait de décider que non. « Luzian ? » Voilà qu’elle s’y mettait, elle aussi. Bientôt, ils s’y mettraient tous. Bientôt ils sonneraient comme un bourdonnement. Bientôt il ne les entendrait même plus. Il avait décidé : il choisissait la jungle, en bas. Chez lui.
*
Il ne creusait plus. Assoupi contre un arbre, sous les orangs-outans, ses préférés, il songeait à la surface. Il se demandait, amusé, où ils avaient bien pu l’emmener. L’hôpital ? C’était le plus probable. Dans une aile psychiatrique, sans doute. La chose se tenait. Ou était-il dans un coma ? auquel cas : une chambre austère, avec une grosse machine et divers câbles. Il s’imaginait sa mère, son père, sa sœur le visiter. L’un ou l’autre ami, peut-être ? Jean ? Ou ceux-là étaient-ils passés à autre chose ? Etait-il en bas depuis longtemps ? Des semaines ? mois ? années ? Impossible à dire. Tout était si paisible, en bas… Il ne comptait plus. A quoi bon ?
Un saïmiri à trois pattes vint s’assoir sur son ventre. Enfin, sur son ventre… vint s’assoir, disons. Un autre arriva, poussa le premier, ricana. Le boiteux se releva, non sans peine, puis sauta sur son assaillant. Ils jouaient à moitié, se battaient à moitié, vivaient pleinement. Sans aucune conscience des choses. Comme afin de briser ce parfait équilibre et sans toutefois y arriver, un troisième sapajou vint se joindre à la mêlée. Puis un quatrième. Puis un autre et un autre et un autre encore. Des cris et des cris et un Luz poliment ignoré qui observait ce spectacle en souriant. Tout était toujours comme ça, en bas. Beau et chaotique. Tout était bien. Plus de questions, plus de mots. Seulement la vie.
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