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en peignoir à quinze heures dans une supérette hors de prix

La gueuse qui avait volé ma bicyclette

 

       Ces escrocs avaient trouvé un moyen efficace pour assurer la présence des étudiants à leur cours inutile : chaque semaine, on avait droit à des questions à choix multiples sur une matière à étudier qui ferait l’objet de la leçon du jour. Dix séances, dix mini-examens dont le total valait la moitié des points du cours. A coup de -1 par absence, pas le choix, j'ai dû commencer à poser mes miches en classe de façon régulière. Grande innovation. Et à étudier en dehors du blocus... Plus surprenant encore.

       Évidemment, l'horaire était des plus insupportables : 8h30 - 12h30 ; et le lundi matin, en plus... difficile de faire pire. Habitant rue Victor Horta, le chemin le plus court de mon appart’ à la fac prenait douze minutes environ. Seulement, j’en prenais un autre, plus long de facilement trois minutes, parce qu’une jolie italienne qui me plaisait beaucoup habitait par là et que, de cette manière, il m’arrivait parfois de la croiser. De plus, j’avais l’habitude de me lever vers 14h, à cette époque. (Bon, admettons-le, les choses n'ont pas des masses évoluées à ce niveau-là.) Du coup, j’avais tellement la tête dans le cul les lundis au réveil que le trajet me prenait bien le double du temps. En comptant les vingt minutes nécessaires pour faire ma popote, je devais en conséquence me lever vers 7h40 si je voulais arriver au cours à l'heure, et, 7h40, au vu de mon mode de vie de l'époque (et actuel, nous l'avons établi, mais ce n'est pas le sujet... cessez de me juger, s'il vous plait), la chose n'était pas envisageable. La solution évidente aurait été d’adopter un rythme de vie plus adapté, plus sain, c'est d'ailleurs ce qu'aurait fait n'importe quel adulte responsable, mais il était dans mon esprit malade d'éternel enfant hors de question que ces enflures d’universitaires influencent ma vie davantage. J’avais donc décidé de m’acheter un vélo, histoire de pouvoir gagner une vingtaine de précieuses minutes de sommeil chaque semaine.

       J’étais à l’origine sensé récupérer celui de mon frangin qui venait alors de déménager à l’étranger et l’avait prêté à un ami à lui juste avant son départ. Ce dernier était supposé venir le déposer chez moi « d'ici quelques jours » mais, après trois semaines d’attente ainsi que nombreux SMS sans réponse, j’ai fini par comprendre que le type en question ne se pointerait jamais. Rien d'étonnant, les potes de mon frère sont pour l'essentiel de parfaits trous du cul ; enfin, c'est du moins l'impression qu'ils m'ont toujours donnée. (Ce qui, maintenant que j'y réfléchis, est peut-être une indication que mon frère est également un parfait trou du cul. Bah, il sera docteur un jour, et quel docteur n'est pas un insupportable insecte ?) Je m’étais donc rendu sur eBay, puis sur 2ememain, et avais après quelques heures de recherche et comparaison des prix opté pour la camelote la moins chère que j’avais pu dégoter et qui semblait en suffisamment bon état pour ne pas me lâcher au bout d'une semaine : une bicyclette orange fluo à 18 euros. Son propriétaire d'origine, un énorme beauf de Saint-Josse qui cumulait, le jour où je le rencontrai, un débardeur qui avait dû être blanc à l'origine mais était désormais d'un brun presque noir de crasses, un pantacourt troué et taché de toutes parts, en tout cas à l'avant, et des slashs à chaussettes Tommy Hilfiger (parce que « c'est important d'avoir des chaussettes de marque, fieux » je suppose), m'indiqua via message privé, le jour de l'achat, que je devrais venir chercher la bécane en personne et en sa présence – commentaire qui me parut à la fois louche, confus et potentiellement inquiétant –, et qu'au vu de ses horaires ça ne serait pas pour tout de suite.

       Avec tout le bordel que ça avait été pour s'arranger, j’avais dû attendre la cinquième séance de cours pour pouvoir enfin économiser un peu de sommeil. Cependant, j’étais tellement excité la veille à l’idée de pouvoir dormir un peu plus que j’eus du mal à m’endormir, cette nuit-là. J’étais donc ironiquement encore plus crevé que les autres semaines le matin en question. J’étais d’ailleurs si fatigué que je ne m’étais pas rendu compte du temps qu’il m’avait fallu pour me doucher et pisser un coup avant de partir. Quand je regardai enfin l’heure, je commençai à paniquer : même avec le vélo j’allais devoir tracer pour arriver à temps ; et comme les QCM étaient donnés en début de séance, j’avais foutrement intérêt à être à l’heure ! Je sortis donc de chez moi en trombe, pris ma superbe bicyclette orange dans le garage, l’enfourchai et fonçai en fac en pédalant comme un dégénéré. Malheureusement, dans la précipitation, j’oubliai complètement de prendre avec moi un cadenas afin de sécuriser mon précieux nouveau joujou.

       Comme je ne fais jamais d’exercice, je suais comme un bœuf obèse en pleine canicule en arrivant place Cardinal Mercier. J'étais littéralement trempé de la tête aux pieds, si bien que chacune de mes fringues me collaient au corps. Des perles de transpirations formées sur mon front coulaient le long de mon nez et de mes tempes. Mes aisselles, quant à elles, puaient à un point que j'en étais nauséeux. Une fois le pied à terre, je tentai de frotter mon front avec la paume de ma main droite, mais celle-ci était tellement moite que ça n'améliora en rien la situation. Le tableau était, j'en suis sûr, assez répugnant. Précisons-le, je suis rarement présentable, mais là... mon allure dépassait vraiment les limites de l'acceptable ; il fallait absolument que je passe aux toilettes afin de nettoyer tout ça. Je décidai de poser mon vélo contre une vieille trottinette électrique cadenassée en espérant que personne ne remarquerait qu’il n’était sécurisé en aucune façon, puis j'entrai dans la fac sous les regards d'un groupe de gamines hilares et dégoutées plantées devant les portes d'entrée et couru enfin aux WC – au point où j'en étais, courir ne pouvait plus me faire de tort, et puis j'étais pressé (par le temps). Après m'être essuyé le front, les aisselles, le dos et même le ventre avec une quantité de papier-toilette qui ferait pâlir (davantage) la jeune tressée suédoise, tout ça à côté d'un volumineux étudiant asiatique extrêmement confus, je filai au Socrate 51 où, par chance, le cours n’avait pas encore démarré.

       J’allai comme à mon habitude m’assoir au fond de la classe pour pouvoir somnoler tranquillement durant la quasi-totalité de la séance et fus rapidement rejoint par un pote qui, fidèle à lui-même, avait à peine survolé la matière à étudier. Ce payot travaillait comme DJ tous les jeudis – un autre cours obligatoire se déroulant le vendredi matin l’obligeant d’ailleurs à faire au moins une nuit blanche par semaine –, vendredis et samedis soir dans des clubs de Bruxelles et de Mons, dont il était originaire et où il avait étudié avant de venir à Louvain-la-Neuve. Il passait du coup ses dimanches à récupérer et ne prenait jamais vraiment la peine de potasser la matière. Il essayait en conséquence tous les lundis matin de lire celle-ci en quatrième vitesse, échouait lamentablement, et finissait toujours par loucher sur ma feuille durant les tests, copiant les réponses de la moitié des questions et comptant sur son instinct pour l’autre moitié. Il n’osait jamais copier l’ensemble de mes réponses au cas où les enseignants analyseraient les feuilles des étudiants à la recherche de patterns de réponses en fonction des places assises ; ce qui était évidemment aberrant, dans la mesure où, à l'université, aucun enseignant qui se respecte ne se donne plus de travail que nécessaire (et du travail ça en aurait demandé énormément puisque la plupart des étudiants change de place chaque semaine). A peine assis, il sortit son exemplaire de l'énorme bouquin qui nous servait de syllabus et commença son inutile petit jeu de mémorisation ultra-rapide.

       Les deux professeurs arrivèrent finalement une dizaine de minute en retard, ce qui m'agaça profondément au vu des efforts pratiquement surhumains que j'avais fournis pour arriver à l'heure. La matière du cours consistant exclusivement en une répétition pure du contenu du chapitre du livre qu’il nous fallait étudier la veille, je n’ai jamais compris pourquoi ils étaient deux à donner ce cours. C’était parfaitement inutile ; même un c’était trop. De plus, l’homme, grand, éloquent, charismatique et l’un des rares chauves que j’ai rencontré à qui la normalement triste couronne allait bien, écrasait complètement sa collègue petite, frêle, discrète. Involontairement bien entendu, mais il l'écrasait. Il faut dire qu'elle avait vraiment le charisme d’un crapaud sous prozac, et ses vaines tentatives de prises de parole étaient franchement désolantes tant elles échouaient toutes. Elle essayait pourtant de s’imposer, mais bégayait constamment à chaque prise de parole ce qui lui ôtait toute crédibilité. Elle se débrouillait nettement mieux en enseignant seule son cours de Psychologie des négociations, du moins c'est ce qu'on m'avait rapporté (la présence à ce cours n'étant pas obligatoire...). Simplement, face à lui, elle ne faisait pas le poids. J’aurais presque eu pitié de sa neurasthénie si la salope n’était pas à moitié responsable de mon lever à 8h du mat’ toutes les semaines du quadrimestre. Sérieusement : cette méthode, celle du duo (du duo mixte !), est insensée, ridicule et manque totalement de pragmatisme. Qui parle quand ? Pourquoi ? Ça ne fonctionne déjà pas hyper bien durant les présentations de travaux de groupes, qui ont pourtant été mûrement réfléchies et répétées à l'avance, supposément, alors par quel miracle ça fonctionnerait dans une situation de cours de quatre heures donnés sur quatorze semaines ? Et quand bien même la distribution de la parole serait gérée correctement : quelle est l'utilité d'avoir deux enseignants donnant le même cours au même moment ? Non, vraiment, je patauge. C'est quoi le message ? « Avançons ensemble, hommes et femmes, main dans la main, vers l'égalité ; vers l'amour de l'autre, l'amour de tous les autres ; après tout, nous sommes tous humains, il est bien là l'important ! » Bon, certes, je m'emporte un chouïa. Mais putain... En plus les enseignants en question étaient tous deux blancs et en bonne santé, du coup quoi qu'ils fassent ils perdaient quand même des points-d'égalité-et-de-tolérance : « ni couleur, ni handicap… on se croirait de retour dans les années 50 ! » Alors à quoi bon ?

       Après nous avoir fait passer leurs QCM, ils procédèrent à poser leurs fameuses questions dont les réponses se trouvaient toutes dans le livre. Et gare à qui s’en éloignerait de ce foutu bouquin ! Chaque fois qu’un étudiant tentait l’expérience, ça se soldait par un échec. Toute l'affaire n'était rien d'autre qu'une gigantesque fumisterie. Qui eut cru que deux docteurs en psychologie sociale feraient preuve d’une telle fermeture d’esprit ?

       La première moitié du cours fut donc toute aussi chiante que celles des semaines précédentes, et j'étais tellement fatigué qu'elle me parut plus soporifique encore. Je passais mon temps à regarder ma montre qui, comme c’est souvent le cas lorsqu’on s’emmerde à en crever, semblait fonctionner au ralenti. Le pire c'est que j'étais loin d'être le seul à compter les minutes avant la pause salvatrice : en observant un minimum la salle, je conclus rapidement que littéralement, oui, littéralement, j’insiste, tous les étudiants semblaient s'ennuyer au possible ; même ceux du banc de devant, qui se rendent habituellement aux cours le sourire aux lèvres. Ils participaient, bien sûr, les gens de devant étant généralement des gens sages et polis, le genre qui votent, et pas blanc, (enfin... pas ce blanc-là) mais il n'y avait aucune conviction dans leurs réponses. Pas si complexe d'en comprendre la raison : ayant étudié le chapitre abordé la veille, aucun d'entre nous n'apprenait quoi que ce fut et il n'y avait dès lors pour nous aucun challenge, aucune source de stimulation. Juste de la frustration et/ou de l'ennui.

       Ma tête était sur le point d’exploser lorsque l'écrasée annonça la pause. Comme mon pote était, et est toujours, un fumeur invétéré, le genre qui détruit facilement deux paquets par jour, le genre qui se demandera à cinquante piges, s'il les atteint, pourquoi le bon Dieu lui en veut autant, nous sortîmes "prendre l’air". J’en profitai du coup pour vérifier si mon vélo était encore là, et, pour mon plus grand malheur : il avait disparu. Pouf ! évaporée la bécane. Sans même un au revoir, juste comme ça. Pute.

         Ma première réaction fut des plus stupides : je donnai de toutes mes forces, qui étaient, il faut l’avouer, quasiment inexistantes, un coup de pied dans le mur le plus proche. Je hurlai ensuite, de douleur et de haine, sur moi-même dans un premier temps, puis sur la foule d’étudiants interloqués dans un second. Je demandai ensuite à l’assemblée si quelqu’un avait vu l’enculé (sic) qui avait osé prendre ma précieuse bicyclette. Evidemment, personne n’avait rien vu. J’étais fou de rage. En fait, je ne pense pas avoir jamais autant été en colère. Je voyais ce vol comme une insulte personnelle, comme un affront commis dans l’unique objectif de me faire sortir de mes gonds. Et ce qui m’énervait davantage encore c’était que ça m’atteignait effectivement. Que le voleur, le larron, cette ignoble crapule, était arrivé à ses fins. Mais il allait payer, pensai-je. Oui, oui. Oh, oui. Le salopard allait payer.

       Je décidai de ne pas retourner en classe. J’étais trop énervé pour écouter quoi que ce fut, de toute façon. De plus, les QCM étant passés, je ne risquais aucune pénalité. C’est pourtant quelque chose que je détestais faire, parce que le sentiment qui en résulte est le même que celui ressenti lorsqu’on sèche un cours dans son intégralité : cette désagréable boule au ventre qui donne l’impression d’être un fraudeur. Celle-là même qui était sans cesse revenue m'agresser tout le long de mon cursus. Enfin là, me dis-je comme pour me rassurer, la situation était différente : ces profs-ci ne faisaient pas le moindre effort pour nous proposer un contenu de qualité ; ils nous crachaient presque au visage, en un sens. Leur attitude était minable, impardonnable. Ils ne méritaient pas ma culpabilité. Ils ne méritaient pas ma présence. Ils méritaient une classe vide. Et pour trois cents balles par semaine chacun (j'invente un nombre au pif), ils s'en contenteraient probablement volontiers. Je retournai donc chez moi élaborer posément un plan solide afin de récupérer mon dû. Ma rage étant encore palpable à mon arrivée à l’appartement, je décidai de me fumer un petit pétard pour me calmer. Fumer en journée (ou en semaine) n'était pas une habitude, et ne l'est d'ailleurs jamais devenu, fort heureusement. Au fil des années, j'ai pu observer ce que l'abus d'herbe fait d'un homme. Très peu pour moi. Je m'affalai ensuite sur le long sofa turquoise hyper confortable que mes colocataires et moi avions acheté pour trois pièces chez Les Petits Riens quelques semaines plus tôt et allumai la télévision – ce que je ne fais absolument jamais depuis que j'ai un accès constant à internet, sauf pour regarder un film préalablement téléchargé (illégalement, cela va sans dire, mais je le dis quand même ; voyez comme le brave rebelle que je suis ose se vanter de pourfendre la loi à coups de pixels) et transféré sur une clef USB – en attendant que le cannabis fasse effet. Après une quinzaine de minutes à zapper des programmes plus inintéressants les uns que les autres, j’arrêtai les frais. J’entamai alors un profond soliloque sur ce médium fade et dépassé, jusqu’à me rendre compte que le CBD agissait : j’étais calme, j’étais détendu ; j’étais bien. Je t'aime, douce Marie-Jeanne. Et je t'aimerais tellement plus si tu coûtais moins cher.

       Louvain-la-Neuve a beau être une ville assez petite, même à l'échelle du pays, la fouiller de fond en comble s'avérerait un travail herculéen. (Bon, peut-être pas herculéen, mais très certainement épuisant et peut-être plus agaçant encore que l’inadmissible Grand Meaulnes d'Alain-Fournier.) Autant dire que c'était inenvisageable. Il me fallait un plan. Fort heureusement, l'une des nombreuses qualités du cannabis, ou plutôt du THC, est qu'un cerveau sous son emprise se voit momentanément capable d'imaginer les solutions les plus originales, celles-ci s'avérant parfois très astucieuses, encore que rarement, admettons-le. En conséquence, l'ivresse cannabique est idéale pour entreprendre cette technique célèbre de "résolution créative" que l'américain Alex Osborn, son concepteur, a joliment choisi de nommer brainstorming, et que l'Office québécois de la langue française, l'un des derniers remparts à l'américanisme, ou plus précisément à l'étasunianisme, a décidé d'appeler remue-méninges, certes moins élégant mais à mon sens plus pertinent. Voilà, comme ça vous avez appris un truc ou deux. De rien. J'entamai donc un remue-méninges, seul, ce qui n'est pas idéal, mais « à la guerre comme à la guerre » comme on dit, dans l'espoir d'une panacée.

       Elle ne vint pas. Au bout d'une bonne demi-heure de cogitation (si, c'est un vrai mot), l'unique plan sensé que j'établis fut de fouiller minutieusement les quatre quartiers principaux de Louvain-la-Neuve dans cet ordre : l'Hocaille, Lauzelle, le Biéreau puis les Bruyères, c'est-à-dire du plus pauvre au plus riche selon mon propre classement – le lecteur aura beau s'offusquer tant qu'il veut, il est bien documenté, et tout à fait logique, que les taux de délits et crimes sont significativement plus élevés dans les quartiers populaires, et surtout qu'ils sont le plus souvent commis par les habitants de ces quartiers. C'est comme ça, le pauvre vole plus que le riche. Des biens matériels s'entend, parce qu'évidemment que Bernard Arnaud (ou Jeff Bezos, ou nombre d'autres entrepreneurs sociopathes, si ce n'est tous) s'en met plein les fouilles en exploitant ignominieusement une chiée de travailleurs à la chaîne désespérés et en ne payant pas ses impôts, mais ceci n'est pas un essai sur notre système flingué, et ces vols-là ne concernent en rien ma bécane. Ne connaissant que très peu La Baraque, ce quartier d'écolos bohémiens anarchistes apeurés par le savon, je ne m’y rendrais qu’en cas d’échec. Et rien que d'y penser j'en grinçais des dents. Néanmoins, il était hors de question de reculer, quels que soient les obstacles qui entraveraient ma route. Je récupérerais mon vélo, même si cela signifiait fouiller la Belgique entière. Ce qui signifiait, oserais-je le préciser : même si je devais me rendre en Hainaut. Ehrr, rien que d'y penser...

     Après avoir mangé mon repas de midi, trois œufs sur le plat accompagnés d’un ravier de lardons calcinés, je suis fin cuisinier, et après avoir refumé un peu d'herbe pour apaiser la colère qui remontait déjà, je quittai mon appartement afin d’entamer mon exploration. Je me mis en chemin pour l'Hocaille en prenant soin de regarder partout autour de moi dans le vain espoir de retrouver mon dû lorsqu'il me vint à l'esprit que, tant qu'à faire, puisque j'y étais, autant commencer ma recherche par le quartier des Bruyères. Au diable les statistiques ! les racailles sont partout. J'avais beau y habiter, c'était le quartier que j'appréciais le moins (sans compter La Baraque, bien entendu). Trop calme, trop propre, inodore ; je ne m'y suis jamais senti à ma place.

       Au bout de deux heures à explorer les moindres recoins du quartier, je commençai à en avoir plus que marre. Les effets du cannabis s’estompaient, mes jambes étaient en feu et mes poumons fébriles fatiguaient sérieusement. Je pris donc, à contrecœur, la décision d’arrêter les frais et de rentrer chez moi. Bredouille. Je me rassurai en me disant que les habitants des Bruyères étaient de toute façon trop riches pour s’intéresser à un vélo d’occasion. Du coup, à moins que le voleur s’avère être une ménagère sous antidépresseurs devenue cleptomane pour ajouter du piment à sa petite vie bien rangée merdique (ce qui me paraissait fort peu probable : qu’est-ce qu’une ménagère viendrait foutre en fac un lundi matin ?), mon bolide n’était probablement pas dans les environs. Quelle perte de temps, quel gaspillage d'énergie.

       A mon retour au Victor Horta je n’avais qu’une envie : penser à autre chose qu’à cet échec cuisant. Après avoir pissé un coup, je me posai à mon bureau et allumai mon PC afin de regarder une série insipide, le genre bien abrutissante avec rires préenregistrés qui te signalent quand rire – parce qu’apparemment il faut un doctorat en sciences humoristiques pour comprendre une vanne écrite par l’équipe de Chuck Lorre... Par habitude, je lançai d’abord Mozilla et me rendis directement sans même y réfléchir sur Facebook, comme le bon petit voyeur conditionné que j’étais honteusement devenu et serais probablement encore si je n'avais pas récemment supprimé mon compte dans l'idée naïve d'être plus productif. La première chose que j’y vis me fit bouillir de rage ! L’une de mes sœurs qui a pour habitude de fréquenter toutes sortes de marginaux pour la plupart auto-ostracisés venait de poster sur son "mur" une série de photos de l’après-midi entre amis qu’elle était en train de passer – nous sommes dans une période particulièrement malade de l’Histoire, temps de paix-relative prolongée oblige, où un moment n’est pas pleinement appréciable s’il n’est pas partagé, et à jamais archivé, sur les réseaux sociaux afin que chacun puisse en "profiter". Sur la première d’entre elles figurait un objet hideux qui captiva immédiatement mon attention dans la mesure où sa couleur orange fluo le rendait particulièrement saillant. Une petite pétasse vêtue d'un falzar bien trop large pour ses frêles guiboles et aux cheveux noirs si gras qu’ils se transformaient lentement mais sûrement en dreadlocks était fièrement posée sur ma bicyclette comme si l'engin lui appartenait ! Je la connaissais bien, cette gueuse-là ; je la croisais presque systématiquement en ville devant le Proxy Delhaize, désormais Carrefour Express, ou devant le Spar lorsque j’allais y faire mes courses : c’était l’une des très (trop) nombreux punks-à-chiens qui pullulent en ville ; ces faux-sans-abris aux regards vides qui mendient pour la plupart chaque jour, parfois de manière très agressive, jusqu’à pouvoir se payer leur binouze goût-pisse ou, pour les plus aliénés, une dose de cet immonde poison qu’est la crack-cocaïne qu’ils inhalent encore et encore et toujours dans l’espoir risible d’avoir une quelconque révélation de type Morrisonienne, menant des vies de débauche pathétiques similaires à celles que menaient les Beat à l’apogée des années hippies, le talent et l’audace en moins. La frangine les connaissait tous, ces fiers déviants ; jusqu’aux noms de leurs chiens ; à l’époque, telle un jeune H. Becker bienveillant, elle les fréquentait quotidiennement et considérait la plupart d’entre eux comme des amis. Eux l’aimaient bien également parce qu’elle est du genre sociable, mais aussi et peut-être surtout parce qu'elle avait un travail, et donc un salaire, et qu’elle n’hésitait pas à payer les pots au premier compliment, ou simplement lorsqu’elle était de bonne humeur, chose assez fréquente chez cette éternelle insouciante.

       Ma sœur se veut être une artiste pluridisciplinaire mais, s’il est vrai qu’elle possède un don certain pour le dessin, et surtout pour la reproduction d'œuvres en tout genre pour peu qu'elle maîtrise la technique originellement employée par l'artiste, ce qui aurait au passage fait d'elle une excellente faussaire, c’est une piètre photographe. Les quelques photos qu’elle avait prises ce jour-là étaient d’une qualité particulièrement médiocre, me semblait-il – ou alors était-ce un choix artistique de poster presque exclusivement des photos floues ? et peut-être avait-elle une bonne raison de publier quinze photos identiques d'un banal escalier ? tout cela m'échappait – si bien qu’il me fallut plusieurs minutes pour identifier l’endroit que la bande d’hippies avait décidé d’envahir cette fois : il s’agissait de la place des Ondines, située près de la piscine de Blocry, à l’Hocaille. Un choix stratégique, puisqu’à proximité à la fois d’un bar, d’un Night & Day et d’une pharmacie. Au lecteur songeur et/ou fort innocent qui se poserait la question : oui, drogués et pharmacies font bon ménage. Très bon ménage même. Pour plus d'éclairage sur le sujet, et même si les raisons m'apparaissent évidentes, je me permets de recommander la lecture de l'excellentissime Junkie par le psychiquement détruit, furieusement pédéraste et, accessoirement, maladroitement uxoricide génie littéraire William S. Burroughs. Ou encore, si le temps manque, le visionnage du nettement moins marquant mais plus que décent néanmoins Drugstore Cowboy par le très apprécié goodie-goodie Gus Van Sant. Tous deux étasuniens, je sais, l'Empire Hollywoodien m'a lobotomisé moi aussi. Et Bernays se masturbe furieusement en Enfer.

       Dès que j’identifiai l’endroit, j’éteignis mon PC, mis mes clefs, mon portefeuille et mon téléphone en poche (la base), et sortis de chez moi. Il fallait que je sois rapide : c’était une journée ensoleillée, et, les jours de beaux temps, cette formidable horde de gais lurons se déplaçait un peu partout en ville ; encore qu'ils passaient la majorité de leur temps contre la faculté de théologie ou juste en face, sur les escaliers de la Grand Place. J'ignore pourquoi. Il ne fallait pas que je coure non plus : reprendre mon vélo demanderait sans doute de me faufiler discrètement parmi eux, façon Sam Fisher, ce qui s’avérerait compliqué si j’arrivais là-bas tout essoufflé. Après avoir remonté le lac, je passai à droite de la faculté de psycho et remontai les insupportables escaliers aux marches allongées au niveau de Cardijn – j'ignore quel est le connard qui a eu l'idée brillante de placer là ces saloperies d'escaliers, mais j'aimerais beaucoup voir la terreur dans ses yeux en larmes tandis que son sang, et en conséquence sa vie, abandonnent lentement sa gorge fraîchement tranchée ; ah, quelle image pittoresque ! mais je digresse. Ça n’était probablement pas le chemin le plus rapide, mais, pour ma défense, dans la précipitation je n’avais pas pensé à analyser la carte de la ville sur Google Map pour trouver la route optimale, chose qui m’aurait pris un bon moment de toute manière. Arrivé place Coubertin, j’aperçu ma sœur et son copain de l’époque qui marchaient dans ma direction. « Merde, » pensai-je. Le groupe s’était-il dissipé ? Les deux "tourtereaux" étaient engagés dans une conversation fortement animée, si bien qu’ils ne remarquèrent ma présence que lorsque nous arrivâmes au même niveau. Nous nous dîmes bonjour poliment mais pas chaleureusement ; en bons frère et sœur qui n’ont absolument rien en commun si ce n'est leur éducation et une certaine admiration pour Baudelaire, rien à se dire, et ne se respectent aucunement – ou plutôt respectaient, sa vie ayant bien changée depuis, contrairement à la mienne... mon opinion a évolué ; la sienne en revanche... j'ai comme un doute –, notre échange fut bref et superficiel. La dispute repris dès l'instant où nous nous séparâmes. Je ne saisissais pas pourquoi elle restait avec ce type ; ils ne s’entendaient plus depuis un moment, c’était une évidence. Pourtant sur papier, c’était son mec idéal : il s’agissait d’un hippie idéaliste français barbu aux cheveux longs, de dix ans son aîné, un botaniste je crois ; un gars d’une nature taciturne, assez sympathique, en ma présence du moins, et assez creux. Il avait normalement tout pour lui plaire. Le problème venait sans doute du fait qu’il avait récemment décidé, du jour au lendemain, qu’il avait suffisamment travaillé dans sa vie, et qu’il passait désormais ses journées entières à boire et à se défoncer. De ce que j’avais cru comprendre, ma sœur commençait à en avoir un peu marre de devoir payer pour toutes ses consommations, et lui commençait à en avoir un peu marre qu'elle commence à en avoir marre. Enfin, je ne sais pas exactement de quoi il en retournait, mais c'était un bazar du genre. Toujours est-il qu’ils s’engueulaient régulièrement, de façon assez violente, jusqu’à ce qu’elle finisse par le quitter pour revenir vers lui quelques jours plus tard, et ainsi de suite. Ah, l'amour...

       Lorsque j’arrivai à quelques mètres des Ondines, un bruit typique, mélange de beuglements d’hommes et de chiens, de rires et de chants accompagnant une guitare mal accordée (et pour que je le remarque il faut qu'elle soit vraiment mal accordée) me signala que l’essentiel de la bande n’avait, Dieu merci, pas encore quitté les lieux. Je ne pouvais cependant pas savoir si ma bécane était encore parmi eux sans m’avancer davantage. Dans les pas de feu Timothy Treadwell, le dérangé Grizzly Man, j'allais devoir m'approcher de ces énergumènes au risque d'y perdre ma vie, ou en tout cas mon âme. (Je dramatise un brin pour créer un effet.)

       Comme il me fallait un prétexte pour montrer ma trogne sans soulever de soupçons, je décidai d’aller m’acheter un paquet de chiques au Night. Au vu du caractère particulièrement saillant de ma bicyclette, un simple coup d’œil dans leur direction suffirait amplement à la repérer. Et effectivement, à peine avais-je commencé à descendre les escaliers manifestement si chers à ma minuscule grande sœur que j’aperçus mon vélo, piégé dans cet infâme capharnaüm : la pétasse aux presque-dreads était vautrée dessus comme s’il s’agissait d’un vulgaire tapis Ikea. J’entrai dans la supérette. Maintenant quoi ? Il me fallait un plan. J’envisageai d’abord de patienter à l’intérieur de la P’Tite Gayole en attendant que la délinquante trace sa route mais je me rappelai rapidement que la taverne était toujours fermée les lundis. Evidemment, il fallait qu’on soit lundi… quelle poisse, putain ! C’était vraiment une journée pourrie. Que faire alors ? Nul besoin de gaspiller de l'énergie à cogiter, il ne restait pas trente-six solutions : j’allais devoir patienter, en retrait, à l’affût du moindre mouvement de cette petite impertinente. C’était ça ou tenter de m’incruster parmi eux, ce qui risquerait de s’avérer compliqué dans la mesure où j’étais trop présentable (encore que ? mon visage cerné conservait sûrement les traces de la course du matin...) et trop sobre pour que ça ne paraisse pas suspicieux – les punks-à-chiens sont habituellement assez ouverts aux étrangers, mais seulement si ceux-ci ont l’air autant antisystème qu’ils le sont eux-mêmes. Paradoxalement je le suis sans doute, et même suffisamment pour qu'on m'appelle un punk, moi aussi, un punk-sans-chien, et surtout si l'on s'en tient à la définition originelle du terme, puisque je suis un vaurien avoué et assumé, même si je n'en ai pas forcément toujours l'air. Enfin, de toute façon il était hors de question que je m’abaisse à feindre un quelconque intérêt pour ces hurluberlus afin de récupérer mon bien. Et puis, comme je n'avais plus écouté de Tryo ou de Saez depuis fort longtemps et ne me rappelais en conséquence plus des paroles de leurs tubes, les hippies m'auraient rapidement grillé et jarté. (Assez paradoxal, notez, que des punks soient également des hippies, ces deux mouvements étant historiquement antinomiques ; mais passons.)

       En sortant du magasin je remontai donc les escaliers et attendis à quelques mètres d’eux, tapis dans l’ombre. Aucun ne sembla remarquer ma présence. J’ai toujours eu cette faculté pathétique de passer inaperçu, faculté qui, au vu de ma misanthropie, me convenait et me convient toujours plutôt bien, non pas que j’aie le choix. J’attendis longtemps ; très longtemps. Heureusement, comme j’avais, par automatisme, mis mon téléphone en poche en partant, je pu jouer au génialissime Tetris pendant ma planque. Ce n’était certes pas la plus productive des distractions qui existent, mais c’était quelque chose ; et quelque chose c'est toujours mieux que rien. Malheureusement, le jeu est fort répétitif et, au bout d’environ une heure, je commençais à en avoir plein l'urètre de ces tétrominos multicolores. Qu'est-ce qu'ils attendaient pour bouger, bordel ?! A peine formulai-je cette question en mon foi intérieur que j’entendis l’un d’entre eux, un hispanique obèse au crâne dégarni et à la voix rauque qui répondait m'a-t-il semblé entendre au doux nom de "Youyou" (youkou ?) déclarer qu’il était « temps, les gars, de partir à l’aventure ! » Les autres acquiescèrent et la troupe se mit en route.

       Je leur laissai une légère avance et les suivis discrètement, ce qui n'était probablement pas nécessaire, ils n'ont pas l'air du genre suspicieux. Et pourquoi le seraient-ils ? Une seule devait l'être... La petite crasseuse était à la traine ; au lieu de rouler avec comme il eut été convenu de le faire, elle marchait nonchalamment à côté de mon vélo auquel elle avait attaché la laisse de son chien, un husky croisé très âgé et plutôt laid, qui s’arrêtait toutes les trente secondes pour pisser quelques gouttes. Au bout de cinq minutes, l’entièreté de la horde avait pris tellement d’avance qu’ils avaient tous disparus : visiblement la nana ne valait pas la peine qu’on prenne le temps de l’attendre. En fait, au vu de l’état du clébard, c’était sans doute loin d’être la première fois qu’elle leur faisait le coup. Ils devaient en avoir marre. Il fallait les comprendre : ne rien faire en l’attendant ralentissait leur plan de se poser autre part et ne rien faire ! Quoi qu’il en fût, elle était seule ; c’était ma chance.

       J’avançai vers elle à vive allure et m’apprêtai à lui tomber dessus lorsqu’un jeune flicard agité débarqua de nulle part et l’interpella. Il la saisi violemment par le bras gauche, faisant tomber ma bicyclette ! et déclenchant par la même occasion les aboiements du chien, puis la projeta contre le mur le plus proche. Comme si son geste n'était pas suffisant, il se mit ensuite à l’insulter vivement, utilisant des mots tels que « camée » et « déchet » ; visiblement il la connaissait bien (peut-être avait-elle passé l’une ou l’autre nuit au poste ?) et il ne l’aimait pas, mais alors pas du tout. C’était un sadique, ça se voyait : il prenait un malin plaisir à l’humilier en pleine rue, au vu et au su de tous ceux qui passaient par là. Les cris du pauvre animal semblaient l’exciter davantage. De l’abus de pouvoir pur et simple. Un vrai fils de pute. Son comportement était absolument inacceptable.

       D’un autre côté, l’occasion était idéale : je m’approchai du vélo et détachai le clebs qui fonça aussitôt sur le policier et le mordit à la cheville. Celui-ci hurla de douleur et assena au chien un coup de pied qui l’envoya valser à plusieurs mètres. La gueuse se jeta alors sur le flic et commença à le marteler avec ses poings minuscules. Malheureusement pour elle, c’était l’excuse qu’il fallait au trou-du-cul en uniforme pour sortir sa matraque. J’hésitai un instant à intervenir, un très bref instant, puis enfourchai ma bicyclette et me mis à pédaler énergiquement : « pas mon problème, pétasse, » pensai-je en m'éloignant. Je quittai la scène aux sons des hurlements. Content. Ça en disait long sur l’attitude que j’aurais adoptée en temps de guerre.

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