que des lianes
Le noncupidon
​
Elle est tombée du ciel. Une bouillie d’organes, on n’y distinguait plus rien. J’ai regardé en l’air, je me suis demandé : d’autres arrivent-ils ? Et l’avion ? chutera-t-il ici aussi ? Suis-je condamné ? Est-ce la fin, déjà ? Rien. Juste la femme, le tas difforme désormais, et puis les taches et bouts d’elle sur ma chemise, mon pantalon, mes chaussures, mon visage. Elle est passée à ça, comme on dit. Un mètre de plus, de moins, en fonction, et je serais mort. Elle me serait tombée dessus et je serais mort. Les gens, des gens, ont commencé à s’agglomérer autour du… j’ai envie de dire corps, mais peut-être la chose était-elle désormais trop éparse pour être un corps. Comme personne ne prenait l’initiative j’ai décidé d’appeler les secours moi-même, malgré mon état. Pour leur défense : il n’y avait plus personne à secourir. La dame qui a pris l’appel était polie, particulièrement compréhensive, et ce d’autant plus que je ne me montrais pas sous mon meilleur jour : j’étais nerveux, énervé, et je crois me souvenir bizarrement agressif. Elle devait avoir l’habitude, elle faisait bien son métier. Les policiers ou les pompiers ou les deux je ne sais plus sont arrivés. Ils ont posé toutes sortes de questions, et à moi en particulier car j’étais semblait-il le seul à avoir assisté à la chute, le seul à avoir vécu l’impact, avec elle, bien entendu. Le seul à être couvert d’elle. Je ne pense pas avoir été d’une grande aide. Finalement : le tas a été emmené, les gens en uniformes s’en sont allés et, petit à petit, la foule s’est dispersée. Bientôt il ne restait que moi et mes taches, ses taches, et la grande tache au sol désormais entourée de craie. Plus qu’un événement passé, de nouveaux passants croiraient probablement à de l’art de rue. Un hommage à Pollock, peut-être ? Les choses étaient rentrées dans l’ordre, la ville était de nouveau la ville. Juste moi, moi qui restait là, là à contempler. Je ne saurais dire combien de temps je suis resté debout à fixer la tache, atterré d’abord, plus rien ensuite ; vidé, comme lobotomisé, ou comme si c’était mon cerveau et mon crâne qui s’étaient désintégrés sur le béton. Plusieurs heures en tout cas, c’est certain. Non. Non, rien n’est certain ; je ne sais pas ; j’aurais tort d’affirmer. J’avais à faire, pourtant. Qui pourra me le reprocher ? Après tout : j’avais failli… Rien de choquant que d’être choqué. Midi a sonné. Ou peut-être une heure ? deux heures ? Le téléphone est arrivé.
Il est tombé du ciel, lui aussi, quoiqu’avec infiniment plus de grâce, en planant, comme si la gravité pour lui s’appliquait tout autrement. C’était l’un de ces gros téléphones rouges à fil, normalement ; ceux qui ont presque disparu de nos jours, que l’on n’utilise plus que comme jouets pour tout-petits, plastiquement, et que l’on aperçoit parfois sous forme de pictogramme (refuser l’appel) dans certains téléphones modernes. Il n’a pas tardé à sonner. L’appel étant pour moi, n’est-ce pas une évidence ? j’ai décroché : « La voilà morte pour rien, m’a reproché une voix d’enfant à l’autre bout du fil, et malgré l’absence de fil.
— Pardon ? ai-je demandé, profondément confus.
— Excusez-vous tant que vous voulez, coco ! a répliqué le garçon. Vous avez merdé et vous le savez. Vous auriez pu faire un effort… Un geste.
Coco ?
— Qu..? Que..? De quoi parlez-vous ?
De quoi parlait-il ? J’étais ailleurs, encore. Encore qu’être là n’aurait sans doute pas aidé.
— Je vous observais : vous l’avez vue arriver. Vous aviez tout le temps de vous déplacer sous elle, de l’accueillir comme il se devait. Vous avez choisi l’inaction. La chose est inadmissible. Ses accusations : un électrochoc. Réveil instantané, par pur esprit de révolte :
— Certes, ai-je rétorqué avec défi, mais à choisir entre la mort et l’inadmissible, vous m’excuserez…
— Excusez-vous tant que vous voulez, coco !
— Ça va…
— Vous avez merdé et vous le savez.
Il disquerayait.
— Ça va j’ai dit ! que je me suis emporté. Je n’aime pas m’emporter.
— Vous le regretterez. » Le gamin a raccroché. Le téléphone s’est mis à léviter, s’est envolé, s’en est allé. J’ai jeté un œil autour de moi, histoire de voir si… mais personne ne semblait avoir remarqué quoi que ce soit. J’ai regardé en l’air, hésité un moment. Puis je suis parti, comme tous les autres. J’ai marché sans but précis. J’ai longé des immeubles, des voitures et d’autres immeubles. Tout ou presque était gris. Durant des kilomètres j’ai marché, quatre je dirais, encore que ce pourrait être cinq, six ? J’ai entendu un cri, j’ai levé la tête et… Blonde, m’a-t-il semblé. Et rebelote, même scénario, seulement cette fois-ci je n’ai pas appelé les secours et j’ai préféré me tenir à l’écart, bien à l’écart lorsqu’ils sont arrivés. Deux fois, pour toute mauvaise chose, et la mort en particulier : suspect. Et rebelote : les uniformes sont partis, les gens se sont éloignés, les petites choses sont redevenues de grandes choses, malgré leur petitesse. Juste la tache, la craie autour, et moi dans l’ombre, plus sale encore.
Et rebelote : le téléphone : « Encore une ! qu’il a pesté cette fois. J’étais prêt, c’est fou et triste comme l’humain s’adapte vite :
— C’est quoi votre problème, au juste ?! ai-je rétorqué.
— C’est vous mon problème, coco ! Vous et rien d’autre !
Rien ? Il devait vouloir dire personne.
— Personne vous voulez dire ?
— Rien ! Avec vous c’est rien ! Vaurien…
Je crois qu’il ne m’aimait pas.
— Qu’est-ce que je vous ai fait ? Qui êtes vous, d’ailleurs ?!
Qui était-il ? Qu’était-il ?
— Ne jouez pas aux imbéciles, coco. Deux ! ça fait deux mortes pour rien ! Ils vont commencer à poser des questions, ici-haut.
— Quoi ?!
Où ça ?!
— Votre déni permanent lasse… a-t-il soupiré.
— Je n’ai rien fait ! ai-je protesté.
— Précisément.
— Je ne comprends rien à vos affaires !
J’étais perdu à nouveau. Il avait ce don.
— Comme c’est pratique…
— Laissez-moi, tranquille, enfin !
— Tranquille ? Je vous rends service, ingrat ! La connexion est inexistante, vous l’avez bien remarqué depuis le temps.
— La connexion ?
Sourcils froncés, yeux plissés, lèvres pincées. Non, je ne voyais pas.
— Je fais mon boulot.
Quel toupet !
— Votre boulot ? Me lâcher des femmes sur la tronche c’est votre boulot ?
— Précisément. Quand la connexion est inexistante : mon boulot, précisément.
— Bon… Dans ce cas : rendez-moi service : prenez des vacances. Je ne tiens pas à regarder les nuages toutes les cinq secondes… Je vais finir par faire un infarct’ avec vos missiles… Un peu de répit, quoi !
— Du répit ? Vous ne méritez aucun répit !
— Qu’est ce que le mérite vient faire ici ? Qu’est ce que le mérite vient faire où que ce soit ?
— Bien vu. Fort bien : j’accepte. Posez-vous ; prenez du temps, réfléchissez. Cependant rendez vous service : faites en sorte que la prochaine fois soit la dernière… » Le gamin a raccroché.
​
*
​
Incroyable comme tout ralentit quand tout est foutu. Rembobinons : tout semblait terminé, passé. Inventé, possiblement. Le téléphone, le noncupidon : un mauvais souvenir, puis un mauvais rêve. Un délire ? Une séance de thérapie, deux, dix, quelques pilules : tout allait mieux.
Celle-ci n’a pas crié. J’ai levé la tête juste comme ça, parce que ça faisait longtemps, parce que c’est l’automne, parce qu’il fait froid, mais pas trop, parce qu’on aperçoit la lune, parce qu’elle est pleine. Elle est belle. La femme, je veux dire. La troisième. Comme je l’ai dit : j’ai le temps ; je peux l’observer. Brune, des cheveux mi-longs bouclés, un petit nez comme je les aime, des yeux étonnamment bleus, presque blancs. Tiens… comment est-ce que j’arrive à distinguer la couleur de ses yeux ? Oh. D’accord : elle est proche. Millimètrement proche. Moins de temps que je l’imaginais, donc. J’ai levé la tête bien assez tôt. J’aurais pu bouger. Tout allait mieux, tout allait bien ; j’aurais dû bouger. Je n’ai pas bougé. Ou peut-être si, au contraire ? Dans sa direction ? Est-ce là l’effort ? Son effort ? Je ne sais pas. C’est dommage : à ce moment précis, le dernier, mon dernier, j’aimerais savoir.
Il y a un homme en costume gris juste derrière moi. Bientôt son costume sera gris et rouge.
​