en peignoir à quinze heures dans une supérette hors de prix
Le frelon
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Mes soupers de l’époque consistant essentiellement en macaronis au gruyère et pizzas surgelées Aldi, j’étais plutôt enthousiaste lorsque ma mère m’invita chez elle en début d’été pour savourer un bon barbecue. Je n’avais cependant pas réfléchi au fait que ce genre de repas ne se mange pas en petit comité, et que j’allais par conséquent devoir passer la soirée avec d’autres invités – ce qui signifiait que j’allais plus que probablement m’emmerder sévèrement. Ceux-ci s’avérèrent être la famille d’Y., le compagnon de ma mère. Au total, nous étions douze. En ce qui me concernait : c’était neuf de trop.
Y. a trois enfants : A. et B. issus d’un premier mariage, qui avaient tous deux la trentaine bien entamée, étaient mariés et avaient chacun deux marmots, et C., issu d’un second mariage, qui a le même âge que moi, c’est-à-dire vingt-quatre ans à l’époque. J’avais rencontré tout ce petit monde une seule fois auparavant, en trois occasions séparées, et, sincèrement : aucun ne m’avait paru intéressant. Excepté la femme de B. (qui, d’après des sources dont je tairai les noms, pourrait bien être la femme la plus insupportable qui existe sur cette planète, Rokhaya Diallo exceptée) ils travaillaient tous dans des supermarchés et passèrent donc la soirée entière à discuter des problèmes quotidiens que rencontrent les travailleurs d’une grande surface. Mes prédictions s’étaient rapidement avérées exactes… Dans la mesure où B. était d’un naturel silencieux, où D., gendre d’Y., semblait particulièrement intimidé et où C. avait tout récemment commencé à travailler, la conversation était menée par A. C’était grâce à elle que son petit frère avait été engagé au Delhaize où son mari et elle-même étaient employés. Elle l’avait pistonné à contrecœur, parce qu’il convient de rendre service à sa famille quand on le peut, et regrettait très amèrement et très ouvertement sa décision : à l’entendre, son petit frère était une calamité totale : il arrivait presque tous les jours en retard, la tête dans le cul, puait la transpiration à tel point qu’il faisait froncer des sourcils, errait nonchalamment entre les rayons et s’avérait particulièrement lent dans la réalisation des tâches demandées, si simples soient elles. Du peu que je connaissais du bonhomme, tous ces reproches me paraissaient plausibles, et je pouvais d’ores et déjà confirmer pour l’odeur. Cependant, j’étais assez mal placé pour le juger dans la mesure où, l’hygiène mise à part, la description m’aurait parfaitement correspondu si j’avais eu le même job. M’est avis qu’un travail d’aliéné ne mérite qu’un investissement minimum, le strict minimum requis pour éviter le remerciement. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai toujours visé le douze puis, après le désastre Marcourt, le dix à l’université, lieu d’aliénation ultime qui ne s’intéresse plus aujourd’hui à rien d’autre qu’à la réussite-à-tous-prix de ses élèves-numéros. Et ces derniers, pour la plupart, le lui rendent bien. (Il suffit pour le vérifier d’entrer dans n’importe quel auditoire lors d’un premier cours de quadrimestre : immanquablement l’enseignant expliquera les modalités d’examen ; immanquablement un ou des élèves le bombarderont de questions sur ledit examen, avant même de connaitre quoi que ce soit de la matière du cours ; immanquablement l’enseignant se fera une joie d’y répondre, et bien souvent avec tant de détails qu’on a l’impression qu’il nous distribue généreusement son test quatre mois à l’avance. Sans mentionner l’insistance des enseignants au cours de l’année sur tous les sujets qui « pourraient faire » objet d’une question plus tard ; combien de fois n’ai-je pas lu dans une synthèse "ATTENTION : question d’examen" ? Sans mentionner non plus que la majorité des questions sont réutilisées à chaque session. Alors on réussit. Mais est-ce qu’on apprend ? Quelle mascarade...) Enfin, quand je dis la raison, c’est faux : il y a évidemment aussi l’auto-handicap : c’est toujours plus facile à supporter pour l’égo de se persuader qu’on fait douze "par choix" mais qu’on pourrait faire dix-huit en bossant que de bosser réellement et ainsi prendre le risque de se viander sévère. Mais je crois que je me suis quelque peu égaré.
A. glissa plusieurs remarques au cours de la soirée sous-entendant que C. allait se faire lourder fissa s’il continuait d’adopter cette attitude, mais son frère ne sembla pas y prêter attention. En fait, pendant toute la soirée, il n’écouta qu’à moitié ce que sa famille lui disait et/ou disait de lui. Il faut dire qu’aucun d’entre eux n’avait quoi que ce soit de positif à dire : littéralement toutes les réflexions le concernant étaient des reproches. S’il n’avait pas l’air d’un modèle de vertu, et même loin de là, il ne me semblait pas non plus correspondre au bon à rien dont tous brossaient le portrait. Il faisait d’ailleurs preuve d’un certain talent pour éviter le conflit : lorsque sa sœur lui posait une question, toujours belliqueuse, ses réponses étaient brèves et évasives, le genre qui indiquent clairement le désintérêt, et souvent sarcastiques – la capacité à maîtriser le sarcasme est déjà en soi une preuve d’intelligence – mais jamais agressives. Jamais il ne s’abaissait à son niveau, et, en conséquence, le ton ne montait pas. A sa place, j’aurais pété un câble très rapidement si quiconque, en particulier un proche, me traitait de la sorte. Lui restait calme ; il attendait patiemment que cette ennuyeuse soirée prenne fin. C’était également mon cas. Une fois le repas terminé, je n’avais eu qu’une envie : celle de me barrer. Cependant, partir juste après le souper lorsqu’on est un invité est assez irrespectueux envers l’hôte, et, dans la mesure où celle-ci était ma mère, ça n’était pas la meilleure des options. Non pas que je ne me montre jamais irrespectueux envers ma génitrice, mais c’est rarement volontaire (presque). Je décidai donc d’attendre que quelqu’un d’autre annonce son départ avant de rentrer chez moi. La délivrance vint vers onze heures : A., qui était apparemment à court d’insultes, décida qu’il était temps de partir afin de mettre ses petits au lit. Sage décision.
En plus d’être employé au Delhaize, C. travaillait comme concierge au Saxo, l’immeuble au-dessus de l’Aldi de Louvain-la-Neuve dont ma mère était gérante. Son boulot était plus que tranquille : en échange d’un studio là-bas, ou plus exactement, en échange de la somme exacte pour payer le loyer d’un studio – duquel il finirait d’ailleurs par se faire expulser parce qu’il ne payait pas ce loyer, perdant son job par la même occasion, et mettant accessoirement ma mère dans la merde vis-à-vis de sa direction dans la mesure où c’est elle qui l’avait recommandé –, il devait faire des permanences deux heures par jour, cinq jours par semaines, au cours desquelles les résidents venaient lui acheter des jetons pour la lessive (il escroqua bien évidemment ses employeurs de cet argent-là également). En gros, pour cinq cent balles mensuels il devait simplement être chez lui deux heures par jour, vingt jours par mois. Il y a de pires contrats, il me semble. Bref. Comme le Saxo était situé tout près de chez moi et, comme il était venu de là-bas en voiture, il se proposa gentiment de me déposer, ce que j’acceptai volontiers. Une fois en voiture, C. lança sa musique (qu’il mit à fond, le beauf de base) et je reconnus aussitôt la voix très reconnaissable, ceci explique cela, d’Hugo des TSR. J’en fus fort surpris ; c’était la première fois que je rencontrais quelqu’un qui écoutait ce groupe discret. Je précise que je ne fréquente que des blancs issus comme moi de la classe moyenne, ainsi que quelques gosses de riches, et que cette histoire se déroule juste avant que le rap ne devienne ce qu’il est aujourd’hui. J’étais moi-même tombé dessus complètement par hasard un jour en glandant sur Facebook. Nous commençâmes du coup à discuter du groupe pendant le trajet. Comme ce dernier fut très court, il m’invita chez lui afin de continuer la conversation. N’ayant rien d’autre à faire, j’acceptai. Après tout, pourquoi pas ?
En entrant dans son studio, j’eus un haut-le-cœur : c’était un véritable taudis. Ma sœur ainée ayant occupé la même fonction que lui quelques années auparavant, j’avais toujours connu cet endroit impeccablement rangé et d’une propreté exemplaire. Il était désormais méconnaissable : il y avait des fringues sales et/ou humides partout (vraiment partout !) : sur les meubles, sur le sol, sur les poignées de portes, sur ce qui semblait être une cage de cochon d’Inde, y avait-il de la vie à l’intérieur ? bref… si bien que j’eus l’impression de marcher à travers les Marais Morts pour atteindre le "coin PC" où il m’invita à poser mes fesses. C. s’affala sur sa chaise de bureau et éjecta d’un geste les différents emballages de sucreries et autres brols sur le tabouret à côté afin que je puisse m’y assoir. Il se mit ensuite à me parler d’un nombre indécent d’artistes dont je n’avais jamais entendu parler : Barborosa, Davodka, Hippocampe Fou, et puis Oxmo et mille autres dont je ne me souviendrai jamais, d’abord parce que ma mémoire est médiocre, ensuite parce que je m’en branle complètement, et me fit par la même occasion réaliser que, contrairement à ce que je pensais, je ne connaissais rien, même pas un peu, au rap français. Le gars était passionné par son sujet, et arrivait à être passionnant – aussi passionnant qu’on puisse l’être en parlant de rap, s’entend... et, bien que le hip-hop fût le point de départ de la conversation, celle-ci alla bien plus loin : jeux-vidéos surtout, notre seul point commun véritable, mais également informatique, politique, etc... Il était nettement plus intéressant que sa famille semblait le penser, malgré sa vision du monde trop manichéenne à mon goût : quel que soit le sujet, il y avait pour lui ceux qui étaient dans le juste et ceux qui étaient en tort. Ainsi, policiers et politiciens, par exemple, étaient tous pourris, tous coupables. De quoi, ça n’était pas bien clair. Classique.
Au bout d’une demi-heure de discussion, C. se mit à me faire écouter une partie des rappeurs dont il m’avait parlé plus tôt. Juste après avoir lancé le premier son, Mise à flow de Davodka et Cenza, frime des plus outrancières, il me demanda : « tu fumes ? » tout en soulevant un énorme sachet contenant facilement quinze grammes d’herbe. Il avait donc, visiblement, un troisième boulot : dealer. Je lui répondis qu’il m’arrivait effectivement de fricoter avec Jeanne-Marie – à ne pas confondre avec Jean-Marie, qui est mon père, ce qui rendrait la chose absolument répugnante – et il se mit aussitôt à rouler. Comme j’avais toujours connu la règle rouleur/allumeur (et sans règle, que sommes-nous ? s’interrogea notamment Rousseau) je m’attendais à ce qu’il commence son pétard après l’avoir préparé, mais il n’en fut rien : une fois la batte roulée, il me la tendit en me donnant également un briquet pour que je l’allume. Je trouvai son comportement étrange, limite troublant, mais bon, à Rome, m’a-t-on jadis appris, on fait comme les Romains. Un message qu’il serait intéressant que tous ces rappeurs à succès impriment et véhiculent, si vous voulez mon avis. (Et vous le voulez, mes petits choux. Oh, comme vous le voulez…)
Absorbé par la bizarrerie du clip qu’il avait lancé, ainsi que par le débit plus qu’impressionnant des deux talentueux crâneurs, je ne fis pas attention à la surdose d’herbe que le crasseux avait mélangée à son tabac. Erreur ! La première taffe me retourna le cerveau. Je n’avais jamais tiré sur un spliff aussi chargé. Après avoir toussé l’ensemble de mes ancêtres, je lui demandai un verre d’eau pour apaiser ma gorge agonisante. C., toxicomane aguerri, ricana en me disant que les verres étaient dans l’armoire derrière moi et que je pouvais me servir, ce que je fis. Je tirai ensuite délicatement quelques fois sur le joint en buvant de l’eau entre chaque taffe, ce qui l’amusa beaucoup. Il se foutait complètement de ma gueule, cet enfoiré, mais c’était le cadet de mes soucis : il faut vraiment être un dégénéré pour charger à ce point.
Son herbe avait beau arracher, elle était excellente. De loin la meilleure que j’aie jamais fumée. J’avais l’impression d’inhaler une sorte de pâtisserie gazeuse. Pâtisserie gazeuse ? Réalisant que je devais forcément être déjà un peu ivre pour penser une chose aussi bête, je lui tendis le pétard pour qu’il puisse aussi en profiter : c’était son herbe, ou quoi ? C. me fit non de la main et commença à en rouler un deuxième ! Une fois fait, il prit celui que j’avais déposé sur le cendar (par respect pour mes innocents poumons) et me passa le nouveau. « Allez, pensai-je à nouveau, après tout pourquoi pas ? » Le type tirait des lattes de tamanoir qui feraient frémir jusqu’à la clique de racaillards périurbains de l’autre Enfieffé et pourtant ça n’avait pas l’air de l’affecter le moins du monde. Enfin, de l’affecter davantage, parce que son amorphisme constant était une preuve concluante d’un abus plus qu’abusif de cannabis. Ce que je veux dire c’est qu’il était exactement le même qu’au barbecue, ou du moins c’est ce qu’il me semblait, mais peut-étais-je juste trop ailleurs pour voir une différence. Quoi qu’il en fût : j’en étais sidéré.
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Nous fumâmes longtemps, posément, tout en écoutant de la musique et en babelant sur tout et rien, et surtout rien, comme le font généralement les gens cannabiquement imprégnés, jusqu’à ce que, vers minuit, je reçoive un intriguant message d’O’., l’un de mes colocataires de l’époque. Il me demandait s’il restait du spray insecticide, parce qu’il n’en trouvait nulle part dans l’appartement et qu’il y avait un énorme frelon géant dans notre salle de bain. « Un frelon ? » pensai-je, interloqué. Voilà qui était fort étrange. Et fort inquiétant. Je lui répondis que le spray était vide, qu’il n’y en avait pas d’autre et qu’il allait malheureusement devoir gérer la situation autrement. S’il faut être tout à fait honnête, j’étais soulagé de me trouver loin de là, à l’abri du danger. Je n’étais toutefois pas entièrement rassuré, et espérais recevoir un message m’apportant la délivrance ; un message m’annonçant que la bête n’était plus de ce monde. Quelques minutes plus tard un second texto me parvint. Toutefois, avant que je ne puisse en lire le contenu, mon portable s’éteignit, la batterie merdique des téléphones modernes s’étant entièrement vidée des suites de notre dernier échange. Je tentai alors de le rallumer, très anxieux à l’idée de connaître l’issue de cette sordide affaire. Rien ne se produisit. Après quelques instants de profonde méditation, j’arrivai à la seule conclusion possible : pour connaître le fin mot de cette histoire, j’allais devoir me rendre moi-même au front. Maintenant que j’y repense, j’aurais sans doute pu demander à C. si je pouvais emprunter son chargeur, mais cette idée ne m’effleura même pas l’esprit. Rappelons-le une première fois : cannabis. Je pris fissa congé de mon nouvel ami (que je ne reverrais que deux fois par la suite) et me dépêchai de rentrer chez moi. C’était vital, il fallait que je sache.
Cinq minutes, qui me parurent infiniment plus longues, me suffirent à arriver à mon domicile. Lorsque j’entrai dans l’appartement, tout était éteint. Il y régnait un silence de mort. Quel soulagement ! Si O’. et sa compagne étaient partis se coucher, cela devait forcément signifier que l’animal avait été vaincu ! Après une légère hésitation, je décidai tout de même d’aller vérifier si la situation était belle et bien telle que je l’espérais. Il était de toute manière hors de question que j’aille dormir sans savoir ce qu’il était advenu de la guêpe stéroïdée. Je montai ainsi prudemment l’escalier de bois qui menait à la salle de bain. Durant mon ascension, j’étais à l’affut du moindre son qui pourrait m’indiquer que la bête vivait encore (car, comme la plupart des monstres ailés, et en particulier les monstres ailés de taille imposante, le frelon est une créature bruyante). Lorsque j’arrivai au deuxième étage, mon cœur s’arrêta net : la porte de la salle de bain était fermée. Abandonnant tout courage, je dévalai à toute vitesse les marches de l’escalier jusqu’au rez et me rendis dans ma chambre, le plus loin possible de cette porte close. Évaporé ? Mort ? Vivant et libre ?! Qu'en était-il, bon sang ?! La réponse était-elle dans mon téléphone ? Je retournai chaque centimètre de la pièce à la recherche de mon chargeur ; en vain. Il était là-haut, dans le salon. « Oh non… » pensai-je. J’allais à nouveau devoir m’approcher du danger. Je montai jusqu’au salon, au premier étage donc, à l’affut du moindre mouvement. Mon cœur battait à une vitesse folle ; chacun de mes sens était en état d’alerte maximale. Arrivé au premier, rien d’anormal. Après l’avoir longuement cherché dans l’immense bordel qu’était notre living, je finis par retrouver le fameux chargeur sous la couche de poussière qui s’était au fil des semaines accumulée autour de mon ordinateur. Lorsque je le branchai, mon GSM commença instantanément à se recharger, ce qui me relaxa un peu : j’allais enfin savoir.
Soudain, alors que je m’apprêtais à lire la potentielle délivrance-faite-texte (bon : texto…), j’entendis un bruit familier. « Non, me dis-je dans une intonation très Matrixienne, ça n’est pas possible… » L’espace d’une seconde, j’avais tout ridiculement imaginé que le frelon avait trouvé le moyen d’ouvrir cette foutue porte ! Les pas de mon colocataire me sortirent cependant de mon délire paranoïaque. Lorsqu’il arriva au salon, O’. arborait un large sourire, ce qui ne pouvait présager que du bon ! non ? « Alors, me demanda-t-il, ce barbec’ ? Je n’en revins pas : le mec venait sans doute de vivre l’Enfer sur terre – un face à face avec la Faucheuse endardée – et me demandait pourtant, de la manière la plus décontractée qui soit, comment ma soirée s’était passée… — Tranquillou, répondis-je nonchalamment. Quid du frelon, il est mort ? J’essayais d’avoir l’air détendu, mais la réalité était toute autre : je flippais ma race comme jamais. Rappelons à nouveau, c’est important, que j’étais ivre ; ivre de cette ivresse cannabique qui se complait tant à accentuer ma naturelle paranoïa. — Nan, dit-il, toujours souriant. J’ai glissé deux pièges à l’intérieur de la salle de bain, on verra bien demain matin s’il s’est coincé dedans. Sinon, j’irai acheter du produit et je lui niquerai sa putasse. »
Il se mit alors à me raconter comment sa banale soirée s’était tout à coup transformée en une bataille épique lorsque ce gigantesque frelon avait subitement débarqué dans la salle de bain alors qu’il était en train de se laver les dents. Hardi, O’. s’était aussitôt stratégiquement retiré quérir arme afin d’éliminer l’indésirable. Lorsqu’il avait reçu ma réponse et appris que nous étions à court d’insecticide, il s’était intelligemment déchaussé avant de remonter au deuxième tenter de pourfendre la bête en la sprotchant avec sa chaussure, marteau de guerre moderne s’il en est. Seulement… le frelon était désormais sur le bord du grand miroir mural, ce qui rendait sa tâche ô combien hasardeuse dans la mesure où un lancer infructueux, en plus d’exciter Dardargnan, répandrait potentiellement des éclats de verres partout dans la pièce. Le finaud était alors redescendu au salon et avait surfé sur le net afin de trouver une méthode de grand-mère ou autre MacGyverie pour se débarrasser du quasi-dragon. Il avait fini par trouver un site où l’on expliquait comment créer des pièges à base de bouteilles en plastiques et de grenadine, pièges qui devaient permettre de coincer la chose en l’attirant au fond avec l’odeur du sucre. Ne disposant pas de grenadine, il avait utilisé la confiture d’un troisième coloc’ qui était alors en vacances aux Caraïbes ou au Qatar ou je ne sais où ? là où vont les riches, loin du dard mortel. Celui-ci devrait pardonner le larcin : il s’agissait d’un cas de force majeure... Une fois O’. remonté, reremonté, malheur ! le frelon n’était plus sur le miroir. Le destin, sans pitié aucune, lui avait imputé l’éprouvante tâche de s’assurer que la bête était encore dans la salle de bain. Après avoir vaillamment regardé partout, O’. avait fini par l’apercevoir sur le cadre de la porte, à quelques millimètres de son visage scrutant ; sur le cadre intérieur, fort heureusement. Il s’était alors empressé de propulser ses pièges à l’intérieur et avait fermé la porte. Puis il était parti se coucher, juste comme ça… jusqu’à ce que mon boucan lui signale ma présence.
Telle était donc la situation. Allons dont… Je n’en revenais pas. Il était tellement décontracté en me racontant son aventure, comme s’il m’expliquait l’histoire la plus banale qui soit. Ce qui me choquait, surtout, c’était son optimisme : pour lui, c’était réglé : au matin, soit l’insecte serait coincé dans l’un de ses pièges (ce à quoi je ne croyais pas, mais alors pas du tout), soit non, auquel cas il irait simplement acheter de quoi en venir à bout. Quoi qu’il en était, selon lui, le problème se réglerait de lui-même, sans embûche. Dans ma tête pourtant, la situation était toute autre : la bête avait gagné ; Osgiliath était tombée. Il nous fallait nous soustraire au joug de l’envahisseur. C’était la fin. Plus de salle de bain, il s’agirait désormais de trouver une solution alternative pour nous laver (par miracle, faire nos besoins serait encore possible, l’appartement étant équipé de trois toilettes, dont une seulement dans l’antre du Démon). Alors que j’étais en train de considérer de m’inscrire dans une salle de sport dans l’unique but d’utiliser leurs douches, solution des plus sensées lorsque notre mère habite la même ville, n’est-ce pas ? mon colocataire me tira de ma rêvasserie en m’annonçant qu’il retournait se coucher.
Seul. Je me retrouvais pour la seconde fois seul face à la menace. La solution la plus simple aurait évidemment été d’aller me coucher, tout simplement. Cependant, mon rythme de vie étant ce qu’il est – à savoir totalement insensé, dans la mesure où je me couche régulièrement aux alentours de cinq heures du matin – je n’avais pas le moins du monde sommeil. Je décidai donc d’allumer mon ordinateur (une tour, se trouvant au salon, celle-là même que je traitais si bien qu’elle était, je l’ai dit, entourée et couverte de poussière) et de regarder une petite série comique dans l’espoir que le rire prenne le pas sur la peur qui m’envahissait plus à chaque instant. Je disposai pragmatiquement mon casque audio sur une seule oreille : de cette manière je serais capable d’entendre tous les éventuels bruits qui pourraient survenir dans la maison. Il y avait cependant un hic de taille à mon plan brillant : mon disque dur externe – celui sur lequel je stocke toutes les séries que je télécharge, et accessoirement mes textes – fait un bruit semblable à un bourdonnement lorsqu’il est sollicité. Je passais donc mon temps à mettre mon épisode sur pause, parce que j’avais constamment l’impression d’entendre un bruit de frottement d’ailes. Evidemment, il s’agissait à chaque fois du disque dur. Une fois que j’en étais assuré, je relançais la vidéo pour l’arrêter à nouveau quelques dizaines de secondes plus tard. A chaque pause, mon cœur battait plus vite. La chose devint très vite insoutenable. J’ai dû tenir cinq, peut-être dix minutes, durant lesquelles je me considérais le digne disciple du preux O’., un vaillant écuyer résistant à sa manière à ce surpuissant ennemi ailé, avant d’abandonner lâchement mon visionnage. Niveau détente : c’était raté. Qu’allai-je bien pouvoir faire pour me calmer, dans ce cas ? Y avait-il quelque chose capable de relaxer un individu dans mon état ? Après m’être creusé la tête un moment, je décidai que seul l’acte impur serait en mesure d’apaiser mon angoisse. Je descendis donc dans ma chambre afin de m’adonner à la tâche. A l’époque, avant que je finisse l’université, mon PC portable ne remplissait que deux fonctions : premièrement, et c’était la raison de son achat, je l’utilisais pour rédiger mes nombreux travaux – notamment et surtout mon mémoire (enfin…). Ma tour étant une vieille carcasse susceptible de me lâcher à tout moment, et n’ayant aucune confiance en la capacité de survie des disques durs externes, j’avais décidé de dépenser la douloureuse somme de six cent euros afin d’éviter l’infarctus. Deuxièmement, et c’est ce qui nous intéresse ici, je l’utilisais pour m’astiquer le poireau. Et rien que pour ça, ce fut un achat « 100% worth it, » comme disent les fils de putes. En effet, comme nous passions le plus clair de notre temps sur nos ordinateurs, mes colocataires et moi-même, nous avions eu, lors de notre emménagement presque deux ans auparavant, l’idée brillante d’installer toutes nos machines dans le salon, de manière à pouvoir « socialiser » tout en restant les gros geeks que nous étions (j’ai conscience que ce terme est aujourd’hui fort galvaudé, mais je ne crois pas qu’il y en ait d’autre qui définirait mieux notre état d’esprit de l’époque, qui n’a d’ailleurs pas changé). Sur papier c’était un plan sans faille. Cependant, quelques jours seulement après l’emménagement, je m’étais rendu compte que pour la branlette cette disposition risquait de poser quelques soucis (le mot calvaire me vient en tête). Au début, ça allait encore ; ayant une imagination relativement riche, une aide visuelle n’a jamais été essentielle. Sans compter le fait que je me tripote nettement moins que la plupart des mâles, même ceux qui kètent. Seulement voilà, après quelques semaines, puis quelques mois… mon porno me manquait vraiment. Les problèmes de l’homme moderne…
J’avais alors tenté d’utiliser le wifi de mon téléphone pour ma besogne. Seulement, franchement… c’est un truc que je déteste. Déjà : ça fait mal au bras qui porte le téléphone ; du coup tu es obligé de changer de main au bout d’un moment, et comme, dans mon cas, la droite n’est pas habituée à donner de la poigne, la chose fonctionne plutôt très mal. De plus : le wifi ne passait pas génial-génial dans ma chambre, et donc les vidéos mettaient des plombes à se charger. Et quand on est fort excité, ce qui est souvent le cas lorsqu’on compte contempler la compétente Tori B. contenter un con, il n’y a rien de plus chiant que de devoir attendre un chargement qui dure ce qui semble être des heures. Ensuite : mon smartphone (première génération, une vraie camelote) se verrouillait automatiquement après environ trente secondes d’inactivité. Il fallait donc être hyper vigilent lorsque la luminosité baissait, parce que cette indication discrète signifiait que l’écran était sur le point de s’éteindre. Et quand il s’éteignait effectivement, si je n’étais pas particulièrement réactif, la vidéo se coupait avec. Et rebelote pour le chargement. Enfin : l’écran était minuscule, ce qui rendait l’expérience fort désagréable pour mes yeux fragiles. Bref, l’achat du portable fut une bénédiction pour mes séances de masturbation. Oh na na na, na na na, oh na nanisme ! (Enfin, nanisme… non ; pas là… ; légèrement-sous-moyenisme, plutôt, là ; presque-normalisme, en vérité… 15 et quelques, voilà ! puisqu’il nous faut tout nous dire… Contents ?!)
Mais revenons à nos frelons. A peine mon froc baissé, une idée horrible m’envahit : et si la bête arrivait dans ma chambre et venait m’attaquer au moment où j’étais le plus vulnérable – la clinche à l’air, donc ? Oui, je sais, ce raisonnement parait complètement absurde en y repensant, dans la mesure où deux étages et deux portes fermées nous séparaient, le frelon et moi. Seulement, ne l’oublions pas, j’avais longuement tiré sur les deux pétards les plus chargés de ma vie moins d’une demi-heure auparavant (comment aurais-je pu savoir que j’allais devoir affronter Belzébuth ?!) et ma paranoïa était vraiment à son paroxysme. Surtout dans la mesure où une expérience similaire m’était arrivée la première fois que je m’étais retrouvé face à un frelon, une dizaine d’années auparavant : j’étais bien bien malade, ce jour-là, qui devait être un mercredi, un samedi ou un dimanche, ou encore un jour de vacances, sans doute d’été d’ailleurs, vu la chaleur, parce que ma famille était à la maison, ce qui deviendra un détail intéressant par la suite, oui… et j’avais passé ma matinée entière au lit, avec une fièvre de dingue, une fièvre tellement insupportable que j’avais fini par décider que, quitte à crever de chaud, autant éjaculer un peu, non ? Du coup ni une ni deux je me paluche posément, ou en fait non, pas posément du tout, je transpire déjà à mort avant de commencer donc ça devient vite l’horreur, mais une horreur sympathique malgré tout, puisque j’ai quinze ans et la verge en main. Une fois ma besogne terminée, une fois l’essentiel (mais pas l’ensemble) de mon foutre nettoyé, une fois le P.Q. sali projeté sous mon lit, une fois que je m’apprête à me lever pour aller nettoyer mes mains et mon âme souillées, une immense reine guêpe ou abeille ou j’ignore-ce-qu’est-cette-abomination et que je réalise des mois voire des années plus tard être un frelon entre par ma fenêtre et commence à se balader tranquillement dans la pièce comme si c’était chez lui. En panique totale, j’envoie un texto à ma mère ou à mon frère ou à-j’ignore-qui-c’était-il-y-a-super-longtemps lui disant d’appeler un exorciste ou quoi parce qu’il y a une créature qui ne devrait pas exister dans la baraque. Là-dessus ma sœur qui, ayant vécu les premières années de sa vie au Vietnam, est à l’aise auprès de n’importe quelle bête, se pointe et commence, sans aucune pression, à inspecter l’armoire dans laquelle je lui indique que le kaiju s’est planqué. En réalité la bête s’est déjà taillée par la fenêtre, mais comme j’avais fermé les yeux afin d’implorer le Seigneur-des-athées pour qu’il renvoie le démon dans l’Abîme, je n’en sais rien. Elle fouille l’armoire, n’y trouve rien, lève les yeux au ciel, se paie ma tronche un bon coup quand je la supplie de continuer son inspection, me dit d’arrêter d’inventer des âneries puis se barre en claquant la porte. Et j’attends facilement une heure avant de bouger, persuadé que mon heure est arrivée.
J’abandonnai donc le plan touche-touche et décidai qu’il ne me restait finalement qu’une seule chose à faire : dodo. Cependant, comme je l’ai dit plus tôt, je n’étais pas fatigué du tout. De plus, l’adrénaline provoquée par le stress immense d’une attaque imminente n’arrangeait rien à l’affaire. En conséquence : je passai une nuit horrible à essayer de m’endormir tout en restant à l’affut du moindre son qui pourrait signifier que la bête avait trouvé un moyen de se faufiler en dehors de la salle de bain. Ce fut la seconde pire nuit de ma vie : elle fut remplie de cauchemars à la fois terrifiants et d’une profonde bizarrerie – je me rappelle par exemple d’un rêve où V., ma prof de math scandaleusement fraîche (excusez la beaufitude du propos, mais elle est à-propos) de deuxième humanité, débarqua chez moi en tenue d’apicultrice, me tendit un genre de harpon et m’obligea à l’accompagner tuer le monstre alors que je ne portais aucune combinaison protectrice, juste un vieux pyjama grenouillère maussade, monstre qui s’avéra finalement être non un frelon mais une géante mygale, type fin de l’Enemy de Villeneuve, ce qui me fit fuir la scène instantanément parce que je suis extrêmement arachnophobe, non pas que j’aurais taillé bavette avec la créature s’il s’était agi de quelqu’autre animal, faisant au demeurant de moi une petite salope même en rêve – qui provoquèrent tous mon réveil en sueurs, si bien que le lendemain mes draps en étaient devenus une vraie piscine. Je dis seconde pire nuit de ma vie parce que, environ huit mois plus tôt, alors que, vers minuit, je prenais une douche bien chaude, chose que je fais régulièrement en blocus afin de me relaxer, à chacun ses techniques, je sentis, au moment où je commençai à nettoyer mes parties intimes, une troisième boule dans le sac qui est normalement sensé n’en contenir que deux, le scrotum donc. Evidemment je pensai directement qu’il s’agissait d’une tumeur, ce que Doctissimo s’empressa d’ailleurs de me confirmer. Il s’avéra en définitive qu’il s’agissait d’une varicocèle, c’est-à-dire un gonflement de la veine située au-dessus de mon testicule droit ; il n’empêche que je passai neuf atrocement longues heures à imaginer mourir d’un cancer des couilles. Dont on ne meure en général pas, d’ailleurs, mais je n’avais pas pris la peine de chercher cette info-là. Comme quoi…
Je me levai vers onze heures le lendemain, un exploit, presque, crevé et stressé, et me rendit au premier en montant prudemment les escaliers. J’y trouvai un O’. détendu en train de manger ses céréales de sous-marque mélangées à du lait sans lactose (infâme). J’attendis quelques secondes qu’il me fasse un topo sur la situation, mais rien ne vint. « Il se fout de moi ou quoi ? » m’irritai-je. Ne pouvant plus me contenir, j’éclatai : « Alors ?! – Quoi ? répondit-il calmement. – Bah le frelon, tiens ! trou d'balle... Quoi d’autre ? – Ah, ça… Tranquille. C’est réglé. Les pièges ont pas marché, du coup je suis allé acheter un spray et je l’ai fumé avec. Il bougeait encore un peu, je l’ai écrasé avec une chaussure. Il est mort. »
Le lecteur grince des dents. Tout ça pour ça ?! L’auteur n’a même pas vu cette saloperie de frelon ?! Eh ben : quelle histoire de merde…
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